Inglourious Basterds de Quentin Tarantino : le postmodernisme ne respecte rien

Inglourious Basterds : Photo

Inglourious Basterds (2009) de Quentin Tarantino a des allures de rejeton né de l’union cinématographique de Sergio Leone et Ernst Lubitsch. C’est un film que l’on ne peut aimer sans une certaine réticence parce que l’esprit référentiel et postmoderne des films de Tarantino, qui tentent de faire du spectateur le complice de son goût pour la violence, est discutable. Du moins est-il légitime d’en discuter sans prendre pour argent comptant ce qu’essaie de nous dire le film. Inglorious Basterds, film de vengeance uchronique où des juifs tuent des nazis pendant la deuxième guerre mondiale, est un des films de Tarantino (si l’on excepte la première séquence) où l’entreprise de déréalisation et de jeu avec la fiction et les genres cinématographiques est poussée le plus loin. Le paradoxe (pour un film de guerre) n’est qu’apparent : c’est parce que la deuxième guerre mondiale est le cadre du film et que nous nous attendons à ce que ce dernier revête l’apparence de la réalité que par contraste, le caractère intrinsèquement fantaisiste et déréalisé du cinéma de Tarantino rejaillit mieux. Ainsi, Inglourious Basterds a parfois des allures de comédie et les scènes mettant en scène Hitler et Goebbels, ou celles de Brad Pitt parlant italien, semblent sorties d’un To be or not to be de Lubitsch revu et corrigé par un obsédé de la violence. Tous les éclats de violence gratuits du film, qui mettent si mal à l’aise dans les autres films de Tarantino où la déréalisation est moins évidente, sont ici enchassés au milieu de situations de comédie. Il suffit alors de détourner la tête quelques secondes (ce que j’ai fait plus d’une fois) pour continuer la projection sans haut-le-coeur. Que la violence au cinéma soit à la fois jeu et catharsis pour Tarantino se dévoile d’autant mieux qu’elle est exercée chez lui par les « héros » du film, ceux avec lesquels on est censé s’identifier – on pourra trouver que c’est une circonstance aggravante qui pose la question de son rapport à la violence.

Car Inglourious Basterds est un film d’une efficacité redoutable. Son scénario, bien structuré, s’ordonne en actes distincts ; la présentation des personnages est parfois pop et soignée comme dans le western italien, d’autres fois économe de ses effets (voir les personnages de Shosanna, d’Hitler, d’Aldo Rayne) ; enfin, le film se compose de grandes séquences filmées dans un esprit plutôt classique (il n’y a ni zoom, ni très gros plans, ni montage frénétique) où les champs-contrechamps font la part belle à de longues plages de dialogues. A l’heure où le cinéma d’action des grands studios américains se caractérise généralement souvent par une trop grande précipitation dans la construction et la conclusion des scènes, ce qui a pour conséquence la disparition du suspense au profit d’effets de surprise programmés, Tarantino se donne la peine de privilégier, en prenant son temps, par le dialogue et le montage, la montée progressive de la tension dans ses scènes ; chez lui, même le dialogue est un lieu d’affrontement traduisant un rapport de force, préambule au langage des armes. Si bien que, globalement, Inglourious Basterds est un film de guerre où l’on entend davantage la parole et les envolées lyriques soudaines de la musique de Morricone (empruntée à d’autres films, toujours selon cette approche où le cinéma est l’unique référence et horizon du cinéaste), que les bruits de mitraillettes.

La légèreté du film dans son traitement de l’Histoire est typique de l’approche postmoderne de Tarantino, qui semble considérer que les ainés et les historiens professionnels, et les débats sur le traitement de l’Histoire au cinéma, ne doivent pas être pris au pied de la lettre et que, même avec les grands sujets, en art, tout est jeu, tout est distanciation et tout est permis, aussi bien les fautes d’orthographe dans les titres de film (l’incorrect « basterd » au lieu de « bastard » ; sans compter « inglorious » écrit avec un « u » en trop) que les réécritures de l’Histoire sous forme d’uchronie. Cette dérision (à moins que Tarantino ne ne prenne au sérieux à sa frivole façon), peut-être parce qu’elle intervient dans une fable historique fantaisiste, peut-être parce qu’elle a un aspect cathartique puissant, incarné dans cette idée de tuer Hitler sur grand écran (vengeance de la fiction sur l’Histoire certes, mais qui n’est qu’un exutoire collectif, l’Histoire n’étant hélas pas réversible), plus sûrement parce que Tarantino possède un vrai talent de découpage, m’a donné autant d’occasions de rire que de motifs à consternation. Il faut dire que si je devais me bercer de l’illusion qu’un film peut enseigner l’Histoire, ce n’est certes pas de Tarantino que j’attendrais cet enseignement (car que l’on ne s’y trompe pas, un film comme Inglourious Basterds ne lutte pas contre la barbarie, et si l’on doit faire les comptes, il aurait plutôt tendance à nous en rapprocher par la jouissance de la violence qu’il revendique).

Strum

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22 commentaires pour Inglourious Basterds de Quentin Tarantino : le postmodernisme ne respecte rien

  1. Le Cinéphile Stakhanoviste dit :

    Pas encore vu le dernier mais même si tu n’es pas complètement client tu devrais quand même laisser sa chance à Django Unchained. Le côté référentiel reste vraiment retenu, la narration file droit sans les afféteries narratives habituelle de Tarantino dans une vraie progression dramatique. La violence fun est bien là mais juste pour mettre en valeur les capacités et l »héroïsme des héros mais pour le reste c’est d’une froide cruauté pour dépeindre les exactions des esclavagistes. C’est autant du pur Tarantino qu’un vrai beau western ça serait vraiment le film de lui que je conseillerai le plus aux allergiques de son cinéma, revu récemment avec un grand plaisir. Et j’avoue que sa démarche de venger l’histoire par la fiction me fascine assez Inglorious Basterds c’est vraiment un classique contemporain pour moi.

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  2. Strum dit :

    Merci pour le conseil, Justin. Si je devais en voir un des deux, ce serait effectivement Django Unchained. En revanche, le dernier ne me tente vraiment pas du tout.

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  3. Le Cinéphile Stakhanoviste dit :

    Le dernier a l’air d’être un mixte entre le côté violent sale gosse des débuts et les préoccupations historiques des deux derniers (en bonne groupie ça devrait me plaire ^^). Ca a l’air de pas mal diviser donc oui Django me semble plus accessible 😉

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  4. Benjamin dit :

    Je suis d’accord avec toi, Inglourious (avec deux « ou », mais pas évident à retenir, je vérifie au passage, Tarantino ayant je crois changé lui-même la graphie du titre après coup) marque un tournant chez le réalisateur de Pulp Fiction.

    L’idée de faire de l’art et du cinéma en particulier le meilleur moyen de lutter contre la barbarie fait quand même de ce film autre chose qu’une simple comédie. Je place ses prétentions à un tout autre niveau et trouve qu’il réalise-là un film tout à fait jubilatoire. En outre, il me semble que sur sa vision de l’Histoire n’est pas si fragile que ça, pour preuve ce qu’il parvient à dire de la représentation du résistant dans la première scène de son film, Lapadite tantôt héros tantôt pauvre traître bien malgré lui.

    Et je rejoins le Cinéphile Stakhanoviste, il faut voir Django.

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  5. Strum dit :

    Hello Benjamin. Ah oui, tu as raison, Tarantino rajoute un « u » au mot anglais « inglorious » dans le titre du film. Je vais « corriger » cela, merci. Il n’y a donc pas une, mais deux fautes d’orthographe dans le titre du film. Sacré Tarantino…

    Le film est autre chose qu’une « simple » comédie, c’est sûr, mais je ne pense pas que Tarantino « lutte contre la barbarie » ici. Il fait certes de l’art un instrument de vengeance. Mais il nous fait aussi jubiler de la violence et de la torture dans ses films, et notamment dans « Inglourious Basterds », ce qui je pense aurait plutôt tendance à nous rapprocher de la barbarie que de nous en éloigner…

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    • Benjamin dit :

      Sur ce dernier point, ce n’est pas faux, et tu as même tout à fait raison. Mais je persiste, nous faire jubiler avec la violence c’est ce qu’il a toujours fait, or ici, me semble-t-il, dans une dimension historique (Django idem), il va plus loin que la recette par lui éprouvée dialogues+citations cinéphages multiples+éclats de violence.

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    • Silmo dit :

      Bonjour Strum
      En fait, Tarantino a volontairement commis ces deux ‘fautes’ car il existait déjà un film de 1978 « The Inglorious Bastards » (intitulé de sortie aux USA) réalisé par Enzo G. Castellari sous le titre original « Quel maledetto treno blindato » (en VF, « Une poignée de salopards »).
      Tarantino a changé le titre uniquement pour des questions de droits d’auteur et parce qu’il ne faisait pas un remake de cette autre comédie de guerre.
      nb: Castellari fait d’ailleurs une brève apparition dans « Inglourious Basterds »
      Je profite de ce 1er commentaire pour dire que ce blog, que je découvre aujourd’hui, va certainement faire mon régal.
      Silmo (même pseudo sur un autre forum)

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      • Strum dit :

        Bonsoir Silmo et bienvenue sur ce blog ! 🙂 Merci pour ce message et cette information sur le titre. Je ne connaissais pas cette justification avancée par Tarantino. Mais, sans doute parce que je n’aime pas beaucoup Tarantino malgré son talent, je ne suis pas capable de faire preuve de la même bienveillance que toi au sujet de ce titre. Droits d’auteur ou pas, il me semble que Tarantino avait quand même d’autres options pour rendre hommage au film de Castellari que d’insérer deux fautes d’orthographes dans son titre et que ce titre mal orthographié correspond bien à l’esprit provocateur du personnage. 🙂

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  6. Strum dit :

    D’accord, il va « plus loin », mais pour aller où ? Qu’est-ce que cela apporte de faire de nous d’autres « barbares » dans un contexte cette fois historique ? A part l’aspect cathartique de son entreprise, qui a un intérêt limité et de court terme, comme toute catharsis, je ne vois pas. J’essaierai de voir Django, mais je pense que son cinéma n’est pas fait pour moi.

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    • Benjamin dit :

      Où va Tarantino dans Unglourious ? Où plutôt que dit-il qu’il n’aurait pas encore dit ? Et bien que l’art peut défaire tous les monstres et que le cinéma atteint une portée inégalée. C’est essentiel et cette idée-même, avec la manière de Tarantino, me suffit.

      Et s’il faut nous faire les complices d’un attentat contre Hitler, si nous nous changeons à notre tour en monstres le temps d’une vengeance fictive et (donc) jouissive, qu’il en soit ainsi, l’art est libérateur, profitons-en !

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  7. Strum dit :

    Tuer Hitler fictivement rejoint l’aspect cathartique dont je parlais : il y a un côté « libérateur » effectivement. Je comprends ton point de vue. Mais ce n’est pas cela qui me pose un problème dans le film, ce sont les scènes de torture des soldats nazis (la scène de la batte de baseball, la scène de la fin), où Tarantino, avec un clin d’oeil complice et rigolard, nous met du côté des soldats qui torturent. Je ne peux pas « jubiler » de ce genre de violence, qu’il soit mis en scène par Tarantino (malgré son talent) ou un autre, et pour moi le cinéma a autre chose à offrir que cela. Bref, merci de ton commentaire en tout cas. 🙂

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  8. Ping : Once upon a time… in Hollywood de Quentin Tarantino : cinéma alternatif | Newstrum – Notes sur le cinéma

  9. stemortimore dit :

    Encore une critique consternante et réchauffée au sujet de la violence chez Tarantino. Lu et relu ailleurs, notamment sous la plume réactionnaire de Finkielkraut, l’auteur serait-il lui aussi un petit réactionnaire qui n’entend rien au cinéma mais tiens à le faire savoir ? J’en ai peur.

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    • Strum dit :

      Bonjour. J’avais écrit cette notule rapide lors de la sortie du film. « L’auteur » se pose des questions quand il regarde un film, c’est tout. Vous, vous vous contentez manifestement d’en poser aux autres. Sinon, cela a l’air de vous gêner un avis différent du vôtre, mais c’est à ça que sert une critique de film. Et je ne vois pas ce que Finkielkraut vient faire là-dedans (je ne l’ai jamais lu ni jamais écouté). Ce sujet de la réécriture de l’histoire et de la violence cathartique chez Tarantino, j’en reparle dans ma critique de son dernier et intéressant Once upon a time in Hollywood. Il est légitime d’en discuter.

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      • stemortimore dit :

        en discuter est une chose nous sortir les consternants poncifs mille fois entendu ou lu ailleurs sur la violence chez QT une autre. Vous n’entendez pas grand chose au sujet apparemment, relisez Shakespeare mon vieux et vous viendrez nous reparler de violence « cathartique » (un mot que vous adorez apparemment). sinon non un avis différent ne me gêne d’autant moins que vous n’avez pas compris grand chose au cinéma de Tarantino, ni à sa violence, au reste ce film m’a passablement ennuyé, même si son sujet essentiel est le cinéma et non pas les basterds (qui n’est ici qu’une allusion au cinéma bis italien).

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        • Strum dit :

          Vous parlez tout seul, donc arrêtons cette « discussion ». Dire à son interlocuteur qu’il n’a rien compris ou ne comprend pas grand chose, ce n’est pas un dialogue, c’est un exutoire. On peut pourtant débattre d’un film sans s’énerver. S’agissant de la catharsis, je vous renvoie à la Poétique d’Aristote – en revanche, il n’y a pas de gros plans chez Shakespeare. Pour le reste, nous n’avons pas la même vision du cinéma de Tarantino ni sans doute les mêmes centres d’intérêt devant un film. Cela arrive.

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        • J.R. dit :

          Le problème du cinéma de Tarantino n’est pas, hélas, que sa complaisance de psychopathe, avec la violence. Son principale problème c’est la vanité du regard qu’il porte sur le monde. Il n’a juste pas sa place parmi les grands cinéastes. Lisez les textes sur la trilogie d’Apu de notre hôte, et vous comprendrez ce que nous attendons, je pense, du cinéma.

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          • J.R. dit :

            Je ne suis pas du tout freudien, mais j’adhère assez volontiers à l’idée que le cinéma de Tarantino est scatologique : )… dans le meilleur des cas!

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          • stemortimore dit :

            à partir du moment où vous traitez un humaniste de psychopathe vaniteux mon vieux je crains ne pas vouloir savoir ce que vous attendez du cinéma du haut de votre prétention.

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            • J.R. dit :

              Exactement le contraire de vous : ) vous m’en voyez ravis. Je ne crois pas au débat en matière de cinéma, ni même en matière de science à vrai dire, vous avez vos aprioris et moi les miens, et très peu de personnes sont capables d’en changer. Considérer Tarantino comme un humaniste c’est comme prendre des vessies pour des lanternes. Je ne suis pas irénique, je pense que le débat est une lutte et non un échange d’idées. Vous avez les vôtres et moi les miennes, et j’avoue, heureusement, qu’on ne partagera jamais les mêmes. Bonne soirée : )

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  10. Strum dit :

    Merci J.R. de ton intervention. Je me souviens de ces interminables débats sur la violence chez Tarantino sur le forum de DVDClassik, dont la récurrence démontrait la légitimité, et qui se terminaient toujours par un désaccord entre les amateurs de Tarantino et ses détracteurs. Systématiquement, les défenseurs du cinéaste le dédouanaient en indiquant que ses influences plongeaient dans le cinéma de série B, où les conflits se résolvent par une violence graphique, et que le recours à la violence était pour lui le langage naturel du cinéma (en fait, de « son » cinéma). Systématiquement, les détracteurs répondaient que ces influences bien connues ne rendaient pas le débat illégitime, bien au contraire, que l’explication des causes n’empêchaient pas une discussion sur les effets (d’ailleurs, dans les séries B en question, on ne jubile pas de la violence comme chez Tarantino) et que le cinéma n’était pas condamné à la violence ricanante. Deux positions irréconciliables qui montrent que le cinéma est multiple et que l’on est in fine plus ou moins sensible à la violence à l’écran selon les films qu’on regarde. J’avoue que ce sujet me fatigue un peu aujourd’hui. En revanche, le sujet de l’histoire alternatif ou de l’histoire vengée par la fiction selon Tarantino, que l’on retrouve dans tous ses derniers films, est beaucoup plus intéressant et particulièrement d’actualité avec les « alternative facts ».

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