The Assassin de Hou Hsiao-hsien : hiératisme du masque, cinéma de l’instant

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The Assassin (2016) de Hou Hsiao-hsien est un film de masques. L’intrigue en est confuse : à la fin de la dynastie des Tangs , une jeune femme (Yinniang) formée par une mystérieuse nonne aux arts du combat est envoyée dans la province périphérique de Weibo pour assassiner son gouverneur qui a des vélléités de sécession. Il s’agit de protéger l’intégrité de l’Empire alors que la dynastie des Tangs vacille. A ce conflit politique se mêle pour Yinniang un conflit personnel : Weibo est la province de naissance de Yinniang, et Ti’ian Jian, l’homme qu’elle doit tuer, est son cousin et ancien promis ; un homme qu’elle a aimé dont elle fut séparée par une intrigue de cour.

Ce petit résumé s’acquiert de haute lutte car dans ce film, tout est dissimulé par Hou Hsiao-hsien. Le hiératisme des attitudes et des costumes d’époques, le visage figé des protagonistes, les voiles que place Hou Hsiao-hsien devant sa caméra, le masque d’or d’une combattante, les mains de Yinniang posées sur son visage quand elle pleure, sont autant de masques qui cachent le coeur du récit et celui de ses personnages. Le thème central du film (la confrontation de la raison d’Etat et des sentiments dans le coeur d’une jeune fille) fait penser à Racine, mais ce Racine taïwainais se plait à obscurcir son récit si bien qu’on est souvent bien en peine de savoir ce que pense Yinniang (Shu Qi n’est pas une grande actrice mais son rôle très peu écrit ne lui facilité pas la tâche). Un plan symbolise cet éloignement forcé des personnages : un combat se déroulant derrière des arbres dont ne voit presque rien.

C’est également en recourant à la forme du masque que Hou Hsiao-hsien conduit son récit. Toute une partie de l’intrigue se retrouve hors champ. Ne nous sont montrés que des bribes du récit, que des instants épars d’une intrigue qui appartient pourtant au temps long de l’Histoire.  Dans ce cinéma de l’instant, le récit est envisagé comme une suite de points culminants et n’est pas raconté  pleinement : il ne se déploie pas dans une durée (un paradoxe vu la durée de certains plans) et plusieurs scènes sont privées de la dynamique d’un récit bien raconté. Or, sans sentiment de la durée, il est plus ardu de donner de la substance aux personnages et d’éprouver pour eux une empathie véritable, surtout quand est placé sur leur coeur un masque permanent. Ce cinéma de l’instant se retrouve dans plusieurs films hong-kongais et taïwanais du début des années 2000. Wong Kar-wai, par exemple, l’a porté à son plus haut dans Chungking Express, Nos Années Sauvages et Les Anges Déchus, films contemporains qui montraient des vies désireuses de brûler aux instants où elles valent la peine d’être vécue à un moment historique miné par l’inquiétude : le Hong-Kong d’avant la rétrocession à la Chine. C’étaient des films qui interrogeaient notre modernité et notre façon de vivre dans l’instant et non plus dans le cadre d’une grande histoire, sans regarder derrière et en se projetant vers l’avenir. On y trouvait donc une union du fond et de la forme. The Assassin adapte au contraire un récit classique de la littérature chinoise de la dynastie des Tang et le cinéma de l’instant, qui fait fi du sentiment de la durée, n’est peut-être pas le plus approprié pour adapter un récit historique au temps long et aux chapitres distincts. C’est dans la durée que la force d’un récit aussi structuré que l’était l’histoire de Yinninang exprimerait le mieux les émotions qu’il recèle.

Reste que the Assassin est un film visuellement superbe. Hou Hsiao-hsien commence son récit par un prologue en noir et blanc pour mieux nous surprendre ensuite par un plan en couleurs où un étang rougeoyant sous le soleil couchant parait prendre feu. Plusieurs images possèdent des couleurs si chatoyantes qu’elles semblent sortir de l’écran pour venir à notre rencontre – ainsi dans ce plan de femmes marchant cérémonieusement dans un jardin, sanglées dans leurs costumes d’apparat. C’est non seulement le pinceau d’un étalonnage numérique délicat qui permet cela mais aussi le format utilisé par Hou Hsiao-hsien, le format classique du 1,37:1 où la profondeur de champ était reine. Sans doute ces couleurs palpitantes sont-elles là pour exprimer ce que les coeurs contraints de ces personnages de cour ne peuvent montrer. Mais la beauté extérieure d’un film, le flamboiement de ses couleurs, peuvent-ils vraiment lui tenir lieu de coeur et remplacer des émotions cachées trop loin au fond de l’écran ? Je ne le crois pas et ce film si hiératique m’est resté étranger pour l’essentiel.

Il y a dans le dernier tiers de The Assassin de magnifiques plans de la nature, où les personnages, vus de loin, ont l’air insignifiants. Peut-être est-ce là une leçon de la voie du Tao, selon laquelle les intrigues de cour n’ont que peu d’importance par rapport à la plénitude et l’immensité de la nature. Les émotions humaines ne pourraient réellement être comprises, elles ne pourraient être que montrées de loin, ou comme étant perpétuellement cachées sous des masques, et seule l’harmonie avec la nature permettrait de trouver un semblant de sérénité. Si telle est la leçon du film, elle serait bien amère.

Strum

PS : A noter que The Assassin, qui raconte un épisode de l’Histoire de la Chine (comme de nombreux films chinois récents) est le premier film du taïwanais Hou Hsiao-hsien, qui revenait à la réalisation après huit ans d’absence, co-produit par des sociétés de production chinoises.

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17 commentaires pour The Assassin de Hou Hsiao-hsien : hiératisme du masque, cinéma de l’instant

  1. Je suis d’habitude assez client du film de sabre chinois introspectif et contemplatif mais je suis resté complètement à l’extérieur malgré la forme brillante. Je préfère nettement Les Cendres du temps ou A Touch of zen dans des tentatives plus aventureuses du genre. Là vraiment trop froid, et comme c’est mon premier Hou Hsiao hsien ça refroidi pour une autre tentative ^^

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    • Strum dit :

      Bonjour Justin, je préfère A Touch of Zen moi aussi, dont le récit est autrement mieux construit et conduit. Concernant Hou Hsiao-hsien, je pense que le cinéma de l’instant que l’on voit dans The Assassin conviendra mieux à un cadre moderne et j’aimerais donc bien voir ses films contemporains, notamment Millennium Mambo.

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  2. modrone dit :

    Je l’ai vu deux fois en quatre jours et une troisième ne serait pas de trop. La discussion après le film a été très intéressante et le film a été apprécié même si l’émotion esthétique dont tu parles semble avoir parfois étouffé l’émotion tout court. J’ai beaucoup mieux ressenti le film à la deuxième vision mais je n’ai pas tes références, n’ayant jamais vu les films anciens de Wong Kar-wai. Si j’en fais un billet il sera très court se contentant, comme j’aime le faire parfois, de renvoyer chez toi et chez notre ami Princecranoir. Mais j’ai été heureux de voir un public relativement nombreux à notre séance. Mais au minimum reconnaissons qu’il y a dans The Assassin nombre de plans superbes.

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    • Strum dit :

      Bonjour eeguab, Ah oui, il y a des plans vraiment superbes dans ce film et c’est ce dont je me souviendrai car les personnages eux-mêmes sont inconsistants. J’imagine que The Assassin se comprend mieux lors d’une deuxième vision, mais je revois très rarement un film.

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  3. modrone dit :

    Hello Strum. Je vois toujours deux fois les films sur lesquels j’interviens. Pour peu que le film soit assez bon c’est extrêmement instructif, je vois « mieux » les choses. Et dans The Assassin il y a beaucoup à voir. Bonne journée.

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    • Strum dit :

      Effectivement, on voit certainement mieux les choses la deuxième fois. Mais pour des raisons pratiques, je n’ai pas le temps de revoir les films que je découvre avant de les chroniquer, il faut donc que le film me convainque dès la première fois (sauf quand s’il s’agit d’un classique que j’avais déjà vu). Je pense aussi que les qualités d’un film devraient apparaitre (au moins partiellement) lors d’une première vision. Bonne journée également.

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  5. MarionRusty dit :

    J’avais été assez déçue par ce film, qui avait par ailleurs le mérite d’être visuellement sublime. J’ai quelques plans en tête qui m’ont fortement marqués.

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  6. Strum dit :

    Pareil. Heureusement, j’ai découvert depuis ses films des années 1980 qui sont bien meilleurs.

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  7. ningcaichen dit :

    Un post très riche et intéressant, merci.
    Pour ma part, j’ai aimé le film et je le classe haut dans l’œuvre de Hou Hsiao Hsien. L’aspect énigmatique et parcellaire de l’intrigue m’a paru cohérent avec le fonctionnement général du film : l’esthétique dissout la narration comme dans une peinture abstraite où le geste du peintre prime sur toute représentation. Les couleurs, l’espace et le mouvement, tout comme le son – les effets sonores sont remarquables, étranges, souvent interrompus comme sont tronqués les gestes des sabreurs – parlent davantage que les dialogues ou les visages. Ce n’est pas nouveau chez Hou : je pense à un plan de la Cité des douleurs où l’assassinat politique d’un personnage a lieu, minuscule, tout en bas d’un plan qui cadre un vaste paysage montagneux, avant que la caméra ne passe à un vol d’oiseaux qui se perd dans le ciel. On a là bien sûr, l’inscription des images dans une tradition picturale millénaire, mais aussi un propos politique voilé sur l’oppression. Pour ce qui est d’un éventuel rapport au taoïsme, j’ai des doutes, mais il faudrait y réfléchir.

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    • Strum dit :

      Merci. En effet, l’esthétique du film et les trous dans la narration peuvent faire penser aux principes du vide et du plein de la peinture chinoise (plutôt qu’abstraite) mais je me suis demandé si elle était appropriée pour raconter pleinement cette histoire. J’ai eu l’impression que les images ne racontaient pas assez, ce qui n’est pas le cas dans ses films autobiographiques. Merci pour l’exemple donné dans La Cité des douleurs, film que je n’ai pas vu.

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  8. ningcaichen dit :

    Si tu as l’occasion de découvrir la Cité des douleurs, n’hésite pas : il est très proche des films de jeunesse que tu as aimés, et il traite d’un moment passionnant de l’histoire de Taïwan (la Terreur Blanche de la fin des années 40).

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  9. florence Régis-Oussadi dit :

    Je viens de le voir et je suis d’accord avec vous. Visuellement, c’est magnifique. On voit que les plans ont été travaillés à l’extrême, tant dans la disposition des personnages dans le cadre, les effets atmosphériques que dans l’harmonie des couleurs. La bande-son, également est splendide (en particulier le chant de la fin qui ressemble à un hymne celtique). Mais sur le fond c’est un film complètement hermétique avec des personnages-silhouettes dont le cinéma asiatique est friand (les « hommes portemanteaux ») mais dans ce cadre historique, cela rend l’intrigue complètement illisible. J’ai à peine compris qui était qui sans parler de sous-intrigues qui rendent l’ensemble encore plus confus. Bref c’est abscons et finalement assez creux. Dommage.

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  10. florence Régis-Oussadi dit :

    J’ai vu « Un temps pour vivre et le temps pour mourir » que j’ai effectivement trouvé très beau, très puissant. Rien à voir avec la vacuité de « The Assassin » (il n’a peut-être plus rien à dire?) Par contre, lorsque j’ai lu votre avis, j’ai constaté que votre ressenti et le mien étaient différents. C’est l’aspect « vivre » qui vous a le plus marqué alors que moi c’est l’aspect « mourir ». Outre l’isolement des personnages les uns par rapport aux autres et les difficultés de communication qui en résultent je crois n’avoir jamais vu au cinéma des scènes d’agonie et de mort aussi tangibles avec des détails organiques qui m’ont rappelé mes propres souvenirs, sans parler du brillant travail sur la reconstitution du puzzle familial (symbolisé par l’architecture compartimentée de la maison japonaise dont le réalisateur tire un brillant parti) retravaillé par la compréhension d’un homme adulte sur ses souvenirs d’enfant.

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    • Strum dit :

      Je n’avais pas vu votre réponse. Il me semble que dans le film, la mort fait partie du mouvement de la vie, en est le prolongement naturel, est moins scandaleuse que pour nous occidentaux. Vie et mort forment un tout, sachant que pour mourir il faut d’abord vivre, et c’est cela de mémoire ce que je soulignais dans l’article. Sinon, les termes « puzzle familial retravaillé par la compréhension d’un homme adulte », résument aussi bien le film en effet.

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