L’Impossible Monsieur Bébé de Howard Hawks : « I’ll be with you in a minute, Mr. Peabody! »

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Qu’est ce qui contribue le plus à l’euphorie que distille L’Impossible Monsieur Bébé (1938) de Howard Hawks, sommet de la screwball comedy américaine où une riche héritière (Susan Vance) met sens dessus dessous la vie réglée d’un paléontologue (David Huxley) fort sérieux (ou qui se croit l’être : « I am a man of dignity ! ») sur le point de se marier avec une femme fort ennuyeuse et qui n’attendait plus qu’un os de Brontosaure pour compléter son bonheur ? Serait-ce l’impression que Cary Grant et Katherine Hepburn, absolument prodigieux, forment ici un couple de comédie idéal, où acteur et actrice sont d’une force égale, tous deux volubiles, parlant à une même vitesse, mûs par une même inépuisable énergie qui fait battre le pouls de chaque plan, même si c’est le personnage de Hepburn qui mène le jeu, menant par le bout du nez ce pauvre David, complètement dépassé par les évènements (Hepburn prend sa revanche par rapport à Sylvia Scarlett de Cukor (1935) où c’est le personnage de Grant qui dominait) ? Personne d’autre qu’eux n’aurait pu incarner, créer, Susan et David avec un tel bonheur, auxquels ils prêtent leur fantaisie respective en poussant le bouchon aussi loin qu’ils le peuvent. D’ailleurs, la légende veut que les deux acteurs aient été régulièrement pris de crises de fou rire durant les prises.

Serait-ce plutôt l’espèce de suspense sentimental du film, et par cette expression il faut entendre non pas une quelconque incertitude quant à l’issue des chamailleries de ce couple en devenir (l’issue est certaine, ils vont tomber dans les bras l’un de l’autre selon le paradigme du genre), mais au contraire la connaissance que nous avons par avance de la fin, une fin heureuse qui nous met par avance de bonne humeur, ce qui fait que ce que l’on attend de voir, ce qui va nous réjouir, ce sont les moyens que Susan va mettre en œuvre pour parvenir à ses fins, moyens qui vont occasionner une série de catastrophes ? Serait-ce précisément la douce folie de Susan, sa logique étrange, qui fait dérailler le train-train du quotidien qui menaçait David, et suscite le sentiment que dans ce film, où les situations les plus loufoques s’enchainent, tout est possible, tout est ouvert, tout est sujet au déraillement des sens et des convenances (Grant revêtant une robe chambre de femme, Hepburn s’affublant d’un chapeau d’homme, soit une inversion des rôles symbolique et chère à Hawks, Grant chaussé de chaussures ridicules courant pieds écartés derrière un chien dans un jardin pour déterrer avec lui un os malencontreusement enterré, David rebaptisé « Mr. Bone » par Susan avec l’inconscience qui la caractérise parfois quant à la signification de ses propres actions, « monsieur os » donc, lequel a précisément perdu un os de dinosaure, plus précisément une « clavicule intercostale« , et court après pendant le film en tachant de se donner un air viril mais qui ne sait dire que des « oh !« , des « Susan! » ou des « but! » tout en laissant Susan décider de tout, plusieurs dialogues pouvant laisser penser que le « bone » qu’il recherche relève du sous-entendu à caractère sexuel, la propre virilité de ce personnage presque asexué et entièrement dominé par ses deux fiancées, l’ancienne et la nouvelle) ?

Serait-ce aussi que dans L’Impossible Monsieur Bébé seuls comptent David et Susan, que Hawks filme amoureusement comme s’ils étaient seuls au monde, un homme et une femme, tels des Adam et Eve comiques, qui à eux seuls créent un comique de situation (parce qu’au fond, tout couple a quelque chose de comique, mais il faut un oeil et des dialogues appropriés pour le montrer), et peu importent les étiquettes, les origines sociales des uns et des autres, les considérations générales, les probabilités, le réel, le qu’en dira-t-on, tout cela n’intéressant guère Hawks, ce maitre du film de personnages, du film de situations s’apparentant à des situations du théâtre de boulevard transcendées par l’énergie cinétique du cinéma ? Aussi David et Susan sont-ils de plus en plus complices pendant le film (à son corps défendant s’agissant de David), au fur et à mesure que l’intrigue s’enfonce dans la loufoquerie et qu’ils lui opposent en retour la force centrifuge du noyau homme-femme qu’ils ont formé, force qui expulsera in fine les tiers, les autres, détruisant même au passage un grand squelette de dinosaure, tiers ultime qui ne fait pas le poids. Leur relation qui était au départ un facteur de dérèglement de la situation initiale (David cherchant un mécène pour son musée et rencontrant la tornade Susan en madame sans gêne et kleptomane qui lui prend sa balle de golf, sa voiture, le fait tomber, lui déchire son smoking, lui vole ses vêtements, et même son mariage, etc.) devient ainsi, par la suite, un facteur de stabilité au milieu du charivari, du tohu-bohu général où se croisent un léopard venant du Brésil, un autre léopard échappé d’un cirque, un chien amateur d’os de Brontosaure, un major que trop de safaris ont dérangé (et pas n’importe lequel, le Major Horace Applegate s’il vous plait, joué par Charles Ruggles lui-même), un shérif suspicieux, etc., tout ce beau monde finissant fort logiquement en prison, destination finale qui ne pouvait être que le terme de ce film devenu fou. C’est pourquoi L’Impossible Monsieur Bébé (quel titre français… mais n’est-il pas tout aussi curieux que l’original « Bringing Up Baby » où le bébé du titre n’est sans doute pas celui qu’on croit ?) ne m’a jamais paru être un film menacé par sa propre loufoquerie : cette dernière est neutralisée par David et Susan et par les actions de Susan, à la logique étrange certes, mais en réalité parfaitement rationnelles si l’on considère son objectif ultime : elle s’appelle « Susan Vance », se croit tout permis, et compte bien épouser David, même contre son gré.

Serait-ce encore le don d’invention dont fait preuve l’excellent Dudley Nichols au scénario quant à la conception des gags, alors que le scénario parfaitement linéaire (Susan rencontre une première fois David sur un terrain de golf, Susan rencontre une deuxième fois David dans une soirée, Susan attire David chez elle pour le rencontrer une troisième fois, Susan s’arrange pour emmener David dans sa maison de campagne avec Baby, son léopard, tout cela ayant pour but caché de lui faire rater son mariage, etc.) aurait pu faire ressentir de la lassitude ? Les gags du film sont souvent des gags physiques (Grant qui tombe sans arrêt, Mr. Peabody qui reçoit une pierre sur la tête, les apparitions diverses du chien et du léopard), mais ils ont cette particularité hawksienne d’être encadrés de dialogues géniaux entre elle et lui, qui annoncent le gag, qui se poursuivent durant le gag, et puis qui le commentent ensuite avant l’arrivée du prochain gag (car tout s’enchaine très vite), comme des échos successifs et amplificateurs, et ainsi de suite. La parole, le dialogue, producteurs de bonheur, selon le modèle de la screwball comedy américaine (non une parole née d’un esprit supérieurement fin et drôle comme chez Lubitsch qui faisait lui de la comédie lubitschienne, déclinée d’Une heure près de toi (1932) à Cluny Brown (1946), mais une parole double qui coule de la bouche de chaque personnage et va vers l’autre, comme deux flux se rencontrant, se répondant et finissant par s’unir), voilà un autre secret d’un film qui décidément en possède beaucoup. Serait-ce, enfin, le rythme trépidant du découpage, qui reflète le jeu survolté des comédiens, rythme typiquement hawksien, comme monté sur ressort, serait-ce la main sûre que l’on devine derrière la caméra, Hawks travaillant ici avec le grand Russel Metty, un des chefs-opérateurs hollywoodiens qui savaient le mieux mettre en valeur les acteurs (futur directeur de la photographie des grands mélodrames de Douglas Sirk) ?

Ma foi, cela doit être tout cela à la fois, ne lésinons pas sur les causes. Bon, je vous laisse, j’ai à faire, je monte sur le marchepied de cette voiture qui, comme vous le voyez m’emmène à vive allure, mais soyez assurés, chers amis, que « I’ll be with you in a minute, Mr. Peabody! »

Strum

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17 commentaires pour L’Impossible Monsieur Bébé de Howard Hawks : « I’ll be with you in a minute, Mr. Peabody! »

  1. Ronnie dit :

    Ford V8 De Luxe Cabriolet 1968, pas sûr que le marchepied de la belle américaine supporte plus d’un client, gaffe quand même Strum …
    Pas mon préféré dans le genre screwball comedy, une bonne condition physique est néanmoins recommandée pour mater celui-ci ….. 😉

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    • Strum dit :

      1968 ? 😀 Tu ne me crois quand même pas assez fou pour partir avec celle conduite par Susan Vance : j’en prends une autre en douce. 😉 Moi, c’est mon film préféré du genre, celui qui me fait le plus rire, où l’argument est réduit à « l’os » (c’est le cas de le dire !), un homme poursuivi par une femme catastrophe mais qui sait ce qu’elle veut. Et puis ces acteurs… c’est la plus pure de toutes. Mais il est vrai que certains pourront en préférer une plus sophistiquée dans ses articulations (The Philadelphia Story, Cette Sacrée Vérité, etc.)

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  2. Dans la courte liste des « comédies de remariage », c’est mon préféré également. je recommande d’ailleurs à ce sujet le livre de Stanley Cavell, autant un livre sur le cinéma qu’un traité sur le couple.
    Petite remarque en passant : tu écris « plusieurs dialogues pouvant laisser penser que le « bone » en question relève du sous-entendu à caractère sexuel ». Cependant je crois qu’au contraire ça ne laisse rien penser, c’est très clair. Pour un Américain, il n’y a pas de doute possible avec le terme « bone », c’est de l’argot plus courant je crois sous le terme « boner », qui désigne « la trique », « la gaule »…
    Le film est donc bien une recherche effrénée d’un « os », chose impossible pour David avec sa future épouse, comme peut le souligner ce dialogue du début du film, quand David, en position de penseur, ne sait où placer son os :
    « David Huxley : Alice I think this one must belong in the tail. [referring to a bone he is holding]
    Alice Swallow: Nonsense. You tried it in the tail yesterday, and it didn’t fit. »
    Susan est la seule à pouvoir lui rendre cet « os », mais pour cela il doit la suivre, l’écouter, la charmer, la dompter même, comme il finit par dompter Baby.
    Voilà voilà…

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    • Strum dit :

      Hello Kaonashi/Sylvain et merci de ton commentaire ici ! 🙂 Le terme « laisser penser » que j’utilise, c’est de la rhétorique, une manière de parler, je pense moi aussi que le sous-entendu est assez clair et en effet, en anglais le terme « boner » signifie bien ce que tu dis. Pour autant, et de mémoire je crois d’ailleurs que Stanley Cavell, que j’aime bien aussi, indique aussi avoir des réticences à nommer aussi précisément les choses, ce film est tellement charmant, et les personnages en ont l’air tellement innocents ou inconscients, que je préférais ne pas trop surligner le caractère sexuel des innuendos du film pour laisser à chacun le plaisir de le découvrir et de l’interpréter à sa convenance, en en faisant les lectures à différents degrés qu’il autorise.

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  3. Martin dit :

    « Laisser à chacun le plaisir de le découvrir et de l’interpréter à sa convenance, en en faisant les lectures à différents degrés qu’il autorise »… merci pour ça, Strum !

    Je garde un souvenir très mitigé du film – nous en avions parlé « chez moi », d’ailleurs, souviens-toi. Maintenant, il faut dire que je l’ai découvert il y a bientôt quatre ans. Sachant que je crois avoir bien mûri mes goûts pour le cinéma, il est possible qu’il me plaise dans un deuxième regard. VO obligatoire, bien sûr, car je crois l’avoir vu en VF la première fois…

    Pour être honnête, je crois que je préférerais commencer par un autre classique de la screwball comedy. Peut-être auras-tu quelques suggestions à me faire qui me seront accessibles… et je voudrais bien aussi la distinguer de la comédie slapstick, dont je parle dans ma vieille chronique sans avoir été contredit…

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  4. Strum dit :

    Bonjour Martin,

    La VF de ce film est rédhibitoire. Elle supprime la presque totalité des jeux de mot et surtout nous prive de la vitesse et des intonations très particulières des voix inimitables de Cary Grant et Katharine Hepburn, au sommet de leur art dans ce film. Je le sais d’autant mieux que j’ai montré le début du film en VF à mes enfants qui ne voulaient pas de VO. Résultat : douche froide, pas un rire. On est vite passé à la VO et ils ont beaucoup aimé. De manière générale, je fuis les VF comme la peste, mais c’est surtout pour les vieux films américains qu’elle produit ses effets les plus néfastes pour des raisons techniques, de phrasé des acteurs et de jeux de mots.

    Si tu ne souhaites pas redonner une chance à Bringing up Baby en VO, je te conseillerais, dans le genre de la screwball comedy, de commencer soit par New York Miami de Capra (un des premiers films du genre (1934 quand même), qui pourrait bien te plaire), Indiscrétions (The Philadelphia Story) de Cukor (une comédie de moeurs assez sophistiquée chez les happy few) ou Cette Sacrée Vérité de McCarey (un modèle parfait de la comédie de remariage, qui se rapproche plus du slapstick, un peu comme l’Impossible Mr. bébé, et). Tout ça est à voir en VO of course ! 🙂

    Mais il est bien possible que ce soit en dehors du genre stricto sensu que tu trouves ton bonheur, et en particulier chez Lubitsch, où l’on trouve souvent une mélancolie sous-jacente absente de la screwball comedy.

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    • Martin dit :

      De mémoire, si tu as vu le film avec tes enfants, moi, je l’ai vu… avec mes parents. Ce n’est pas qu’ils soient réfractaires à la VO, mais mon père a tout de même un peu mal à suivre le rythme des sous-titres, d’autant qu’il ne parle pas anglais. Du coup, quand je suis avec eux, c’est quasiment VF obligatoire. Faut faire des compromis ! 😉

      Merci pour tes conseils autres. Le seul que je connais dans cette très attractive liste est « New York – Miami », que j’ai vu, bien aimé et chroniqué l’année dernière. Tiens, détail amusant, je l’ai également vu avec mes parents ! Et je crois que, pour une fois, on avait trouvé un accord pour regarder la VO 😉

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      • Strum dit :

        Dans ce cas, tes parents doivent eux aussi revoir le film en VO. 🙂 Il y a pas mal d’extraits du film sur youtube en VO qui donnent une idée du rythme des dialogues, du phrasé fabuleux des comédiens et de la bonne facture technique de la prise de son (dans la VF, on a l’impression que le film est plus vieux de 10 ans).

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  5. tinalakiller dit :

    Quel bijou ! 😀 J’aimerais beaucoup le revoir, surtout après avoir lu ta belle analyse 🙂

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