Du soleil dans les yeux d’Antonio Pietrangeli : portrait de femme et histoire d’un gâchis

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Premier film d’Antonio Pietrangeli, Du Soleil dans les yeux (1953) est un film fait d’oppositions successives : opposition d’abord entre une jeune fille naïve de la compagne (Celestina) et des romains hableurs et papillonnants, opposition de classe ensuite entre des femmes de chambre solidaires et leurs patrons, opposition pour finir entre le courage moral de Celestina et la veulerie de Fernando, l’homme qu’elle aime.

L’argument ici mis en scène (une fille de la campagne mise enceinte par un homme qui ne compte pas l’épouser) n’est pas nouveau, notamment en littérature, et on peut en observer quantité de variations plus ou moins mélodramatiques chez Victor Hugo, Maupassant ou Thomas Hardy. De même, l’opposition entre la campagne superstitieuse et religieuse et Rome lieu de débauches et de déchristianisation du pays est un thème clé de la littérature et du cinéma italien des années 1950. Mais Pietrangeli est un de ceux qui ouvrirent la voie aux portraits de femme dans le cinéma italien et a le mérite ici de ne pas tomber dans le manichéisme pour ce qui se rapporte à ses personnages principaux : Celestina apparait souvent comme une héroïne d’une naïveté confinant à la sottise (ainsi, cette scène où elle veut faire respirer du gaz à un bébé), qui n’est pas exempte de reproches (elle est un peu voleuse et capricieuse), en particulier dans son attitude vis-à-vis de Fernando qu’elle repousse quand il la retrouve pour ensuite se donner à lui sans plus de retenue ni de jugeotte – la jolie Irene Galter, dont la carrière fut trop courte, est parfaite dans ce rôle. Fernando lui-même, bien campé par Gabriele Ferzetti, qui fait croire à son mélange d’assurance apparente et de manque de confiance dans la vie, n’est pas tout à fait le « salaud » sans conscience que ce genre d’histoire montre habituellement – c’est d’abord un homme veule qui ne parvient pas à dire à Celestina la vérité sur le mariage d’intérêt qu’il entend contracter pour assurer sa réussite matérielle alors qu’il l’aime visiblement.

Ce partage des torts (si l’on peut formuler les choses ainsi) entre les deux personnages, qui ressort d’un art du portrait plus important ici que le mot d’ordre du néo-réalisme (« il faut descendre dans la rue »), fait le prix de ce film bien écrit, qui donne l’impression d’un gachis (plusieurs scènes, notamment la belle scène se déroulant au lac, laissent imaginer que Celestina et Fernando auraient pu être heureux si les choses avaient tourné autrement) et ne se fait pas juge de ses personnages. La grande scénariste Suso Cecchi d’Amico (elle accompagna l’évolution du cinéma italienne, du néo-réalisme jusqu’au Visconti crépusculaire des années 1970), non créditée, aurait d’ailleurs participé à l’écriture du film aux côtés de Pietrangeli. Reste qu’il existe une différence fondamentale entre Celestina et Fernando : la première est courageuse, et son courage moral, qui lui fait supporter toutes les humiliations et croire en la possibilité d’un avenir heureux, est en creux ce qui manque à Fernando, qui en fait un homme infirme malgré ses grands airs. C’est ce courage de Celestina qui donne à la fin ouverte du film sa lumière, c’est lui le soleil du film qu’évoque ce beau titre aux sens multiples (Celestina est aveuglée par le soleil de l’amour, le soleil d’Italie confère aux images du film cette blancheur caractéristique de la photographie du cinéma italien de l’époque,  et enfin le courage de Celestina nous réchauffe de son soleil).

Le cinéma italien populaire des années 1950 et 1960 (y compris les films suivants d’Antonio Pietrangeli) se fera une spécialité de ces portraits de femmes courageuses devant faire face aux avances de mâles italiens médiocres, dont Pietrangeli fut un précurseur. Mais si les italiennes continueront à faire l’objet de portraits bienveillants, les italiens eux-mêmes seront soumis à un examen toujours plus sévère, s’éloignant de l’art du portrait scrupuleux tel que le pratique ici Pietrangeli, et une fois la comédie italienne devenue le genre roi du cinéma populaire italien, son esprit caustique enfantera ces personnages grotesques et médiocres, dénués de conscience et prêts à tout pour mettre les italiennes dans leur lit, que nous connaissons et qui font toujours rire aujourd’hui.

Strum

PS : le film fait l’objet d’une reprise à Paris dans une version restaurée.

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11 commentaires pour Du soleil dans les yeux d’Antonio Pietrangeli : portrait de femme et histoire d’un gâchis

  1. modrone dit :

    J’aimerais beaucoup voir ce film et en règle générale ces films 50-60 signés par les plus modestes de ces cinéastes italiens si méconnus. Federico, Vittorio, Roberto, Luchino, Michelangelo, Ettore, Mario, Dino, Luigi, Pietro, Mauro, Alberto, Valerio, Francesco, Elio et quelques autres ont pris tant de places. J’aime tant le cinéma italien que j’ai pris l’habitude de les appeler par leur prénom.

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    • Strum dit :

      Effectivement, il est tentant d’utiliser ces prénoms italiens si chantant. 🙂

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    • Antonio Pietrangeli est un réalisateur tombé dans l’oubli. Du soleil dans les yeux est son premier long métrage. Un premier opus honnête même si le scénario piétine un peu en milieu de film. C’est un film italien assez typique des années 50, ça parle notamment beaucoup ! A ce titre, les sous-titres Du soleil dans les yeux auraient mérité d’être raccourcis plutôt que proposer une traduction quasi mot pour mot.
      Le distributeur Les films du Camélia revisite la filmographie de Pietrangeli. Du soleil dans les yeux en version restaurée est en ressortie en salle depuis le 12/10, une réédition DVD/BR devrait suivre dans quelques mois.
      Je la connaissais bien (1965) devrait faire l’objet du même traitement en 2017. La version restaurée est prête.

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      • Strum dit :

        Merci pour l’info sur Je la connaissais bien. Bonne nouvelle. C’est vrai que Pietrangeli n’est guère connu (pour ma part, mais je ne suis certes pas le mieux informé, je n’en avais quasiment jamais entendu parlé avant de voir Du soleil dans le yeux). J’adore en général ces films italiens des années 1950-1960 où l’on parle beaucoup. C’est la vie, c’est l’Italie ! Je crois que c’est Pialat qui disait détester le cinéma italien parce que cela parlait trop, une vision trop dogmatique du cinéma pour moi (être bon cinéaste n’empêche pas de dire des bétises). « Un premier opus honnête », tu es sévère, mais comme souvent j’ai l’impression.

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      • La sortie en salle de « Je la connaissais bien » (1965) est annoncée pour le 29 mars prochain et très probablement sur un nombre très limité de copies. Le DVD/BR devrait suivre rapidement et très probablement avant cet été.

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  2. Strum dit :

    Oui, j’ai vu que tu avais assisté au Festival. Chouette programme avec beaucoup de films vus manifestement (vous êtes plusieurs sur CineVeritas ou c’est toi qui fais tout ?). J’ai notamment repéré dans ton journal critique un avis particulièrement sec sur All about Eve de Mankiewicz (que j’aime beaucoup), dont une des idées est justement de ne pas montrer les comédiens jouer sur scène pour mieux dire le théâtre de coups tordus qu’ils se jouent entre eux. 🙂

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    • In Cine Veritas est mon blog perso. La couverture du festival Lumière, je l’ai faite pour le compte du Mag cinéma pour qui je fais quelques piges.
      Pour All about Eve qui reste un film tout à fait appréciable et surtout très bien écrit, je n’ai pas adhéré au finale, sorte de verrue inutile qui affaiblit le film pourtant bien tenu jusqu’ici. L’absence de scène de théâtre me gêne et me manque, les acteurs parlent ainsi d’un sujet qu’on ne voit jamais. Le choix de Manliewicz est défendable mais ne compte pas sur moi 😉
      En matière de mise en abime du théâtre au cinéma, je préfère Le dernier métro de Truffaut et surtout Opening night de Cassavetes qui reste la référence pour moi. J’avoue aussi adorer le cinéma de John Cassavetes…

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      • Strum dit :

        Merci pour ces précisions sur ton site. S’agissant d’Eve, c’est sûr que si tu espérais quelque chose d’approchant Opening night ou Le dernier métro, tu n’as pu qu’être déçu. 😀 L’univers de Mankiewicz est totalement différent de celui de Truffaut et a fortiori de celui de Cassavates et je pense donc qu’il ne faut pas juger Eve à leur aune. En fait, il faut pour aimer All about Eve accepter le postulat que pour Mankiewicz, le théâtre n’est ici qu’un prétexte. Personnellement, ce que j’aime par dessus tout au cinéma, c’est passer d’un univers différent à un autre, et donc j’accepte assez facilement les univers différents de metteurs en scène pour autant qu’ils soient cohérents et bien construits. J’écrirai certainement un jour une chronique sur All about Eve.

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