Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov : un amour fou transfiguré par le cinéma

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Quand passent les cigognes (1957) de Mikhaïl Kalatozov, un des chefs-d’oeuvre du cinéma russe, accomplit ce miracle de donner une définition de l’amour à l’écran, l’amour que se portent Veronika (Tatiana Samoïlova) et Boris (Alexeï Batalov), que la seconde guerre mondiale va séparer. Car Boris, ce fou, croit aimer davantage encore sa patrie que Tatiana, et s’engage pour aller combattre, la laissant désemparée. Marc, le cousin sans scrupules de Boris, qui s’est fait réformer par l’entremise d’un officier corrompu, la poursuit de ses avances pressantes.

Ce film est l’un des sommets du cinéma baroque, d’un art du cinéma qui emprunte aux caractéristiques de l’art baroque, fait de mouvements exagérés et d’élans tempétueux, dépeignant dans l’ordre cinématographique la passion exacerbée qui unit Veronika et Boris. On y trouve des mouvements de caméra prodigieux, où la caméra est comme un oiseau, agrandissant l’espace filmique jusqu’au ciel, aux dimensions d’un amour qui embrase l’écran d’une sorte de feu sacré, si bien que dans certaines scènes, l’écran devient littéralement cet amour. Le premier agrandissement de cet espace est opéré dans le sens de la profondeur : Kalatozov et son chef opérateur Sergueï Ouroussevski ont recours à des objectifs grand angle à courtes focales et à des angles de prise de vue recherchant les lignes de fuite à l’intérieur de l’image qui apportent une très grande profondeur de champ (sans déformer les visages, ce qui est un des écueils de cette technique). Le second agrandissement se fait par les mouvements de la caméra, selon un axe souvent vertical traduisant l’élévation du sentiment amoureux. On est presque pris de vertige à essayer de reconstituer par la pensée certains plans de ce film.

Il y a notamment cinq plans qui sont extraordinaires, d’une virtuosité telle qu’à côté apparaissent timorés les plans séquences des films d’aujourd’hui alors que les raccords numériques permis par les nouvelles technologies autorisent en théorie toutes les audaces visuelles. Le premier de ces plans est celui d’un escalier tournoyant lorsque Boris monte à toute vitesse rejoindre Veronika, où l’opérateur doit être dans une nacelle montant et tournant sur elle-même – c’est comme si l’art baroque revisitait le plan de l’escalier de L’Heure Suprême de Borzage, autre film sur l’amour fou mais appartenant au cinéma classique celui-là et non baroque. Ce n’est qu’une mise en bouche car le second plan auquel je pense est proprement inouï. C’est un plan séquence, où l’on a l’impression que la louma est inventée avant l’heure : Veronika est dans un bus, elle recherche Boris, elle descend, et voilà que la caméra panote et la suit, descend avec elle par la porte étroite, puis Véronika se faufile dans la foule qui assiste à un défilé militaire, et la caméra la poursuit en un travelling latéral, et enfin Veronika, courant comme une folle, au risque de se faire écraser (non seulement elle mais aussi l’actrice, prenant des risques insensés), débouche dans la rue et s’immisce entre les chars roulant, tandis que la caméra qui a continué sa trajectoire la cadre de plus loin en s’élevant grâce à un mouvement de grue. Comment cette caméra portée dans le bus a-t-elle pu se retrouver fixée à une grue à la fin du plan séquence, et ce sans qu’aucune coupure ou heurt visible ne parasite le plan, sinon grâce à des opérateurs géniaux qui semblent avoir trouvé le moyen de donner vie à la caméra ? Le troisième plan (encore un plan séquence) relève de l’impossible et serait refusé par toutes les compagnies d’assurance travaillant aujourd’hui dans le cinéma : Veronika, au péril de sa vie (et de celle de l’actrice), monte en courant en haut d’un immeuble en feu qui vient d’être bombardé, traverse une forêt de flammes suspendue dans les airs, accompagnée par un exaltant crescendo musical, et s’arrête au bord du vide. Le quatrième plan, celui du mariage rêvé, peut-être le plus célèbre du film, épuise ma réserve de superlatifs déjà bien entamée. Commençant par l’image d’un d’arbre tournant sur lui-même comme l’escalier du début, il devient ensuite une explosion de lumières et de voiles, des lumières qui semblent venir d’un autre monde, des voiles transparents aux dentelles irisées qui flottent comme les étendards d’un amour triomphant, que Kalatozov entremêle en fondus enchainés, gerbes de feu d’artifice s’ouvrant et se fanant tour à tour. Une musique néo-romantique (beau thème du compositeur russe Mieczysław Weinberg) fait valser toute cette séquence, qui semble s’être échappée du manuscrit du Maître et Marguerite de Boulgakov, un des plus beaux romans d’amour du XXe siècle, qui n’avait pourtant pas encore été publié en 1957. Dans ce film, la caméra véhicule les émotions du spectateur fasciné, comme le balai de sorcière transportant Marguerite chez Boulgakov. Je ne dirai rien du cinquième plan, celui de Veronika sortant en courant de l’hôpital : voyez par vous-même cette séquence fantastique et frénétique, rare exemple d’avant-garde et d’expérimentation visuelle ayant traversé l’épreuve du temps pour conserver toute sa puissance d’évocation.

Grâce à ce double travail sur la profondeur de champ et le mouvement, auquel s’ajoute une conception d’une lumière non pas diffuse mais en vertu de laquelle des rais de lumière semblent marquer de leur doigt les personnages, le spectateur entre fasciné à l’intérieur de ce film et se met trembler et à pleurer avec Boris et Veronika, laquelle est merveilleusement incarnée par la vive Tatiana Samoïlova, au sourire mutin et aux yeux malicieux, petit « écureuil » comme l’appelle Boris. Tout ce qui dans le scénario relève de rebondissements mélodramatiques, qui paraitraient peut-être outrés dans les mains d’un autre, car l’intrigue du film est faite de ruptures et de grands évènements ainsi qu’une version condensée d’un livre de Dostoïevski, tout cela donc est transcendé par les morceaux de bravoure formels du film, transfiguré en une bouleversante dramaturgie par un déluge d’images inoubliables, météores traversant le ciel du cinéma. Ce qui sur le papier parait impossible, ce qui dans les intentions est excessif (excès qui éblouirent et irritèrent en même temps le critique Rohmer à l’époque), fonctionnent à l’écran. Il est singulier qu’un film aussi baroque, à rebours du classicisme au cinéma, classicisme qui a habituellement ma préférence, fasse ressentir des sentiments aussi purs.

Quand passent les cigognes eut un succès mondial à sa sortie, tout particulièrement en URSS et en France. L’ode à l’amour fou y remplaçait la propagande, comme un symbole du « dégel politique » et de la libéralisation des arts (tous deux relatifs) amorcés par Khrouchtchev à partir de 1956 et de son « discours secret » condamnant Staline. Mais la palme d’or attribué au film par le Festival de Cannes en 1958 ne fut pas que contextuelle ou politique. Le feu ne s’est pas éteint, la fièvre n’est pas retombée, qui traversent ces images, et presque soixante années après sa sortie, Quand passent les cigognes reste un film exaltant, l’une des plus belles représentations de l’amour fou au cinéma.

Strum

PS : le film est adapté d’une pièce de théâtre du dramaturge russe Viktor Sergueïevitch Rozov (également auteur de l’adaptation) écrite pendant la seconde guerre mondiale et intitulée Eternellement vivant.

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17 commentaires pour Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov : un amour fou transfiguré par le cinéma

  1. Tobac james dit :

    Bravo pour votre analyse brillante du baroquisme de Kalatazov, un angle auquel je n’avais pas pensé et qui m’a beaucoup intéressé.
    J’ai été, moi aussi, stupéfait, subjugué par ce film et l’extraordinaire virtuosité et splendeur formelle du cinéma de Kalatozov et une esthétique cinématographique dont je croyais seul Orson Welles capable. Soy Cuba est un autre chef d’œuvre et la lettre inachevée est aussi formellement impressionnant. . Ces films devraient être montrés dans les écoles de cinéma.
    La découverte de ce cinéaste russe est le choc cinéma 2016 pour moi comme l’ont été en 2015 les premiers chefs-d’œuvres de David Lean (coffret ) ou la trilogie anglaise de John Schlesinger.

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    • Strum dit :

      Merci ! Oui, Welles aussi est un cinéaste baroque. Je ne me souviens pas de Soy Cuba, même si la caméra y est là aussi virtuose, comme possédant une puissance émotionnelle égale à celle de Quand passent les cigognes mais il faudrait que je le revois et je n’ai pas vu La lettre inachevée ni d’ailleurs la trilogie de Schlesinger. Du rattrapage à prévoir !

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      • Belle idée que la publication de cet article sur ce film virtuose. Le duo Kalatozov/Ouroussevski a sévit sur 3 autres longs métrages que sont Le premier échelon (pas vu), Soy Cuba et La lettre inachevée. Chaque fois, le résultat obtenu est prodigieux.
        Pour Soy Cuba, il faut accepter (ou ne pas tenir compte) le côté propagande du film, mais ce film allie des plans séquences prodigieux (immeuble+piscine, procession, etc) et une photographie à se damner.
        La lettre inachevée jouit des mêmes qualités mais au détriment d’une narration que j’ai trouvé plus faible en comparaison de celle de Quand passent les cigognes et Soy Cuba.

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        • Strum dit :

          Merci. La lettre inachevée n’a pas la réputation des deux autres effectivement. Mais bon dans la mesure où on y retrouve à la fois Ouroussevski et Tatiana Samoïlova, je crois que je vais me laisser tenter. J’espère qu’on le trouve à l’unité.

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  2. Une belle réflexion pour un film formidable que j’ai découvert assez récemment! Merci !

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  4. pascale265 dit :

    Je bave d’envie de le revoir après avoir lu cette note virevoltante.
    C’est rare de ressentir autant d’amour et d’émotion dans un article consacré à un film.
    Je me souviens parfaitement du petit écureuil, alors que Boris…. A l’époque je me suis dit : alors on peut aimer et souffrir à ce point (on peut…) ? Tu vois mes considérations sont nettement moins techniques… mais j’ai dû comme toi ressentir que l’écran devenait l’amour puis trop petit pour cet amour.
    Pas étonnant que Lelouch ce grand cinéphile ait vivement encouragé ce film (lu chez Martin) et que Rohmer n’ait pas aimé:-)
    Je me mets de ce pas en quête du DVD. J’espère qu’il existe bien.

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    • Strum dit :

      Merci Pascale, mais c’est grâce au film, moi je n’ai fait que retranscrire les émotions qu’il m’a communiquées. 🙂 Le film existe en coffret chez Potemkine (avec deux autres classiques de Kalatozov : Soy Cuba et La lettre inachevée). Il était en promotion l’année dernière. Peut-être qu’ils vont ressortir la promotion pour Noël.

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  7. Pascale dit :

    Je viens de le revoir aujourdhui même en copie restaurée au cinéma .
    Ton article me donne autant le tournis que cette caméra embarquée dans l’escalier.
    Toutes les scènes dont tu parles sont incroyables. J’ai retenu mon souffle quand elle court entre les chars… Et que de scènes de foule où elle doit se frayer un chemin en courant !!! Et celle de l’incendie !!
    L’actrice est exceptionnelle.
    Quel idiot ce Boris.

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    • Strum dit :

      Comme je suis content que tu me le dises. J’avais écrit cet article avec dans la tête encore cette impression de feu et de vol que prodigue ce film, alors si un peu y est passé, c’est plus qu’il m’en faut. Quel film ! Je suis d’accord : quel idiot ce Boris.

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  8. Pascale dit :

    Il y a aussi cette scène INCROYABLE du bombardement où elle se jette dans les bras d’un autre idiot et finit par le gifler 20 fois… au moins. Elle frappe facilement d’ailleurs Veronika 🙂 ce nest pas ce que je préfère chez elle.
    Et je confirme, ta note est tourbillonnante et se lit dun souffle.

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  10. Valfabert dit :

    Il me semble que Claude Sautet, dans « Les choses de la vie », a repris une des idées les plus marquantes du film de Kalatozov : un homme agonisant qui imagine le jour de son mariage, qui n’aura pas lieu, avec la dame de ses pensées. Comme Sautet pratique un type de mise en scène quasiment aux antipodes de celui, baroque comme tu le dis très bien, de Kalatozov, il utilise cette idée d’une manière tout-à-fait différente. Le « feu d’artifice » (pour reprendre ton expression) du cinéaste russe est remplacé, dans le film de Sautet, par plusieurs scènes surgissant à divers moments du récit. Ce qui était un flash chez Boris (Alexeï Batalov) devient une vision lancinante chez Pierre (Michel Piccoli).

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    • Strum dit :

      Merci Valfabert. Je n’avais jamais fait le rapprochement, mais c’est intéressant de mettre les deux scènes en corrélation. J’y penserai si je revois les films.

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