Argo de Ben Affleck : l’envers et l’endroit

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Examinons Argo (2012) de Ben Affleck sous l’angle de l’envers et de l’endroit. L’endroit d’abord : on y voit un film sérieux et bien fait, tirant parti des rues étroites d’Istanbul (et notamment de son Grand bazar) où le film fut tourné ; les scènes censées se dérouler à Téhéran sont propres à oppresser le spectateur, et par son intensité la scène inaugurale de la prise de l’ambassade américaine est la meilleure du film. Les séquences qui suivent à Hollywood sont ensuite assez drôles, quoique relevant parfois de la private joke pour les (happy) few d’Hollywood. On sent un goût de l’efficacité derrière la caméra dans le choix du découpage et du montage et dans la gestion du rythme. Le mot d’ordre du réalisateur est la sobriété et la crédibilité, ce qui concourt à la réalisation de l’objectif qu’il s’est assigné : faire un bon thriller politique historique.

L’envers d’Argo maintenant : c’est la rançon des qualités du film. Celui-ci ne déviant pas de sa trajectoire de thriller politique, et refermant tous les fils de sa narration à la fin du récit (jusqu’à ces bribes d’information que l’on nous fournit sur les personnages ayant vraiment existé), il ne met guère à contribution l’imagination du spectateur. Il manque un regard de metteur en scène, un élan, une étincelle, notamment celle qu’aurait pu apporter une mise en scène soit plus contemplative, soit plus travaillée dans la composition des plans que celle du film – quand bien même elle aurait été moins juste historiquement. Un esprit de liberté, quelque chose de l’ordre du faux film que l’équipe de sauveteurs est censé tourner, mais qui n’est qu’un prétexte, dans le cadre de l’intrigue comme dans le cadre du film, qui ne reste qu’une bonne idée de mise en abyme sur le papier, ne sert que de contrepoint comique. Ou alors une lueur qui nous éclairerait sur la nature des thèmes ou de l’objet du film – finalement peut-on y trouver autre chose qu’une illustration de la crise des otages iraniens, une reconstitution historique flattant complaisamment l’industrie hollywoodienne pour le rôle qu’elle aurait jouée dans cette histoire ? Je n’en suis pas persuadé, alors même que le sujet du film (la libération des otages américains de Téhéran en 1979 sous couvert du faux tournage d’un faux film de science-fiction faisant des diplomates emprisonnés la fausse équipe du film), celui d’une réalité dépassant la fiction, aurait pu faire l’objet d’une réflexion sur l’Histoire, la réalité, le simulacre du cinéma.

L’interprétation de Ben Affleck, toute en retenue, apporte au mieux une pierre ténue à l’édifice, au pire en enlève une. Car son visage fermé, son regard terne, ne montrent presqu’aucune émotion. Cela aussi, c’est crédible pour un agent de la CIA, mais dans un film, cela condamne le spectateur à ne ressentir qu’une excitation purement horizontale, tournée dans le sens de la narration, là où il aurait pu ressentir dans les mains d’un grand metteur en scène une émotion verticale de longue haleine, qui l’entrainerait vers le haut et lui ferait échapper au côté parfois un peu mécanique de la narration. C’est par le personnage d’Affleck que se trouve pour le spectateur la porte d’entrée du récit, et cette réserve qu’il impose à son personnage nous contraint nous aussi à une certaine réserve, nous sommant de laisser un certain nombre d’émotions au seuil du film.

Il est probable qu’Affleck cherchait à ressusciter la manière de certains films américains des années 1970, ces films-enquêtes d’une sobriété exemplaire comme Les Hommes du président (1976) de Pakula ou Les Trois jours du Condor (1975) de Pollack, mais dans ceux-ci on trouvait un ton, une atmosphère particulière portée par la photographie et la mise en scène et des acteurs au jeu net et tranchant (ainsi dans Les Hommes du président, pour prendre un exemple de film sobre et grand public, la photographie aux noirs obscurs de Gordon Willis apporte un supplément de mystère et de non-dits et une partie des secrets du film reste dans l’ombre, tandis que le jeu vif de Redford et Hoffman dynamise l’ensemble et emporte la conviction) dont Argo est exempt.

Faisons tourner la pièce portant le nom d’Argo et voyons comment elle retombe : l’endroit, puis l’envers. L’envers, puis l’endroit. Quel côté choisir ? Il faut considérer la pièce dans son ensemble – et à cette aune (en particulier si l’on a prêté attention aux dithyrambes de la presse française comme américaine au moment de la sortie du film), Argo film sérieux apparait aussi comme un film décevant qui, parce qu’il se referme soigneusement comme une boite à la fin, s’oublie vite, le genre de film oscarisé qui correspond aux attentes et à l’atmosphère du moment mais passe moins bien l’épreuve du temps.

Strum

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12 commentaires pour Argo de Ben Affleck : l’envers et l’endroit

  1. Cédric dit :

    Une chronique intelligente, comme bien souvent. Merci Strum.
    Effectivement, même si le climax du film est bon et, en fin de visionnage, ai gardé une bonne impression, je n’ai pas été subjugué. Il manque en effet cette touche qui me ferait dire que je visionnerai ce film à nouveau parce qu’il offre de multiples lectures, qu’il a une touche qui fait d’un bon film un chef d’oeuvre.
    Il est vrai également que j’en garde pas forcément un souvenir précis comme tu le dis fort justement. C’est un film qui créé une surprise sur le moment mais qui s’évapore assez rapidement.

    A bientôt !
    Cédric

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    • Strum dit :

      Merci Cédric pour ton message. Ne pas se souvenir d’un film, c’est en général très mauvais signe en effet – le souvenir, c’est un critère assez indiscutable de l’intérêt que peut avoir un film. A bientôt,

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  2. Ronnie dit :

    Quelques ficelles, 3/4 longueurs mais pas de quoi fouetter un Shah pour autant .
    J’en garde un assez bon souvenir. 🙂

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  3. tinalakiller dit :

    Je crois que je suis comme beaucoup de spectateurs (et finalement je rejoins ta chronique). Sur le moment j’ai bien aimé ce film, assez bien foutu a priori, divertissant et tout ça. Mais après je m’aperçois effectivement qu’il lui manque des trucs pour être le grand film qu’il aurait pu être et finalement ne marque pas les esprits.

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    • Strum dit :

      C’est ce qui semble manquer à Ben Affleck en tant que metteur en scène : ne pas seulement servir son récit, mais marquer les esprits par un monde cinématographique personnel, par des images racontant l’histoire et non pas seulement l’illustrant.

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  4. Finalement la question que tu poses est de savoir si Argo est un grand film. On a je crois qu’on a le même avis là-dessus, non ce n’est pas un grand film.

    Par rapport aux films des années 1970, et tout en reconnaissant que ces films aient pu servir de référence, il me semble que l’ambiance n’a plus rien à voir dans Argo. En dehors de cette scène d’introduction qu’on aurait pu retrouver dans un film de K. Bigelow, Ben Affleck ne poursuit pas du tout son film dans un climat oppressant. Il ménage un certain suspense bien sûr vu l’intrigue, mais compte tenu du prétexte (le film de sf), on a surtout l’impression que tout ça est un jeu. Ce que j’ai vu dans Argo, c’est un mélange savant entre Munich de Spielberg (à petite dose) et Ocean’s eleven de Soderbergh (à grosse dose) et le souvenir que j’en garde c’est celui d’un chouette divertissement. Un jeu qui m’a bien amusé.

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    • Strum dit :

      En effet, c’est un simple divertissement, on est d’accord. J’ai été te lire sur Argo, et j’ai vu effectivement que tu le compares notamment à Munich et que tu préfères même Argo. Ici, nos avis divergent : pour moi, les deux films ne sont pas vraiment comparables. Munich n’est pas parfait mais possède tout ce qu’Argo ne possède pas : un regard de cinéaste, une ambition de créateur, une fêlure, le monde du film et les interrogations du cinéaste qui passent par la mise en scène et une composition très travaillée des plans, enfin une interrogation toujours d’actualité sur la violence de notre présent. Voir ma chronique de Munich sur ce blog où je développe cela. Mais j’ai deja remarqué que tu n’étais pas très amateur de Spielberg.

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  5. Je n’aime pas beaucoup Spielberg quand il touche à l’Histoire. Je le trouve souvent maladroit ou simpliste. Et il y a toujours une grande contradiction qu’il ne parvient jamais à résoudre à mes yeux, c’est faire un film historiquement rigoureux en même temps qu’un grand spectacle. Mais je l’adore quand il se préoccupe davantage de spectacle pur (de Duel à Minority report ou à Attrape-moi si tu peux etc.).

    Pour Munich, j’avais trouvé tellement de défauts… Mais je reconnais volontiers que les films n’ont pas les mêmes intentions et je crois avoir trouvé dans ma conclusion sur Argo seulement une nouvelle occasion de dire ma déception du Spielberg.

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    • Strum dit :

      Il est vrai qu’ il y a toujours des contradictions et des maladresses dans ses films historiques. Mais pour moi, ce n’est pas là l’essentiel, car ce qui me touche chez lui, ce sont les fêlures, les signes d’inquiétude (si tu lis ma chronique sur Munich, tu verras que j’insiste sur cet aspect), les interrogations ouvertes qu’il partage avec son spectateur, son côté Mensch en fait, et puis la grande maitrise formelle, cette volonté de faire passer les idées par les images. L’image-idée, c’est quelque chose que j’aime beaucoup au cinéma.

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  6. ELias_ dit :

    C’est toujours délicat de concevoir de la déception vis-à-vis d’un film en fonction de ses attentes. Il est vrai que le sujet d’Argo aurait en d’autres mains conduit à d’autres approches, tant son potentiel est puissant (l’espionnage comme une mise en scène de cinéma, au sens propre). Le choix d’Affleck s’avère certes sage, mais pas moins maîtrisé (ce qui le plombe vraiment à mes yeux, c’est la retenue avec laquelle il interprète son propre personnage, qui fait que le film lui-même en devient plat). Ça n’en fait donc pas vraiment un mauvais film, au contraire, même. Mais je partage cette tiédeur, au sortir du spectacle.

    E.

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