Paradis Perdu d’Abel Gance : double film, double actrice

paradis perdu

Paradis Perdu (1940) d’Abel Gance fut le premier grand souvenir de cinéma de François Truffaut, qu’il découvrit à huit ans. Les péripéties mélodramatiques du film devaient séduire la partie romanesque de son caractère. A voir le film aujourd’hui, c’est ce qui frappe en premier lieu : ce goût du mélodrame, cette manière de résumer une vie en une suite de bonheurs puis de drames, dont le film ne montre que les parties émergées. Gance adapte un scénario original de Joseph Than, mais c’est là un cinéma marqué par la littérature, où la narration se divise en deux parties, deux époques distinctes, selon la manière de plusieurs films français d’alors, notamment le plus tardif Les Enfants du Paradis (1945) de Carné (mais aussi le J’accuse de Gance de 1938), un cinéma qui se veut fresque autant que film. Toutefois, contrairement aux Enfants du Paradis, où Carné pouvait dérouler son récit au fil d’une durée de trois heures, Gance est ici lié par une durée relativement réduite (1h40) par rapport aux exigences de son intrigue : il est contraint de procéder à des coupes visibles au milieu de son récit, y laissant des trous comme des mites dans un beau vêtement, même si l’ensemble vibre du talent du cinéaste.

La première époque du film, la meilleure, est celle du Paradis : un 14 juillet, Pierre (Fernand Gavray), un peintre, rencontre Janine (Micheline Presle). Durant ce bel été, ils s’aiment et se marient, insouciants du monde et des autres. Leur avenir semble assuré : une carrière de grand couturier tend les bras à Pierre qui dessine des robes pour le couturier chez lequel travaille Janine. Comme cette première partie est bien amenée et bien écrite ! Elle contient plusieurs trouvailles qui ne dépareilleraient pas dans les meilleures comédies américaines de l’époque : la lourde robe de mousseline transformée en robe légère par Pierre, Janine qui gagne par hasard un concours d’élégance avec cette même robe, la scène de bal, où Pierre et Janine dansant dans les bras d’un tiers pensent l’un à l’autre ; cet ensemble produit une impression d’allégresse dont le visage oval et rayonnant de Micheline Presle est l’image vivante. Elvire Popescu en extravagante princesse russe et Robert Le Vigan en artiste ophulsien réhaussent la gaieté de l’ensemble. Dans la scène rêvée où Janine se voit danser, l’image se fragmente selon un procédé kaléidoscopique rappelant le Gance avant-gardiste et expérimentateur de Napoléon (1927), qui voulait alors rien moins que révolutionner le cinéma avec la polyvision, à l’instar de la polyphonie en musique. Si ce Gance baroque est bien présent ici (en témoignent dès l’ouverture quelques plans de fête où la caméra est inclinée), il bride ses pulsions baroques pour mieux filmer l’amour pur de Pierre et Janine.

L’élan du film est brisé net par le déclenchement de la Première Guerre Mondiale : alors que Pierre et Janine se promènent (au Cap d’Antibes, croirait-on), on entend sonner les tocsins annonçant la mobilisation générale. Nous sommes le 1er août 1914 (2 août, annonce pourtant un carton ultérieur), et c’est pour Pierre et Janine un coup de tonnerre dans un ciel bleu, qui est tout aussi inattendu pour le spectateur : jamais depuis le début du film Gance n’avait fait allusion au fait que ce bel été de l’amour était l’été 1914, celui-là même qu’évoqua Martin du Gard dans les Thibault. Pierre part au front en Champagne et le destin le frappe bientôt au coeur : à l’arrière, Janine meurt en mettant au monde une enfant qui lui ressemblera plus tard trait pour trait. Et pour cause : Micheline Presle, heureuse inspiration, joue les deux rôles. La scène où Pierre apprend la mort de sa femme est peut-être la plus belle du film : le regard hagard, il glisse comme une âme errante dans les tunnels des tranchées au son de la voix de Janine qui venait de lui envoyer un enregistrement de leur chanson fétiche.

De la comédie romantique, nous sommes passés au mélodrame selon un plissement familier du genre, et la deuxième partie du film commence, qui justifie le titre : Janine morte, Pierre est exclu du Paradis et seule sa fille (qu’il refuse de voir au début, tel Apu dans Le Monde d’Apu (1959) de Ray refusant de voir son fils) le rattachera désormais à la vie. Hélas, la narration qui glissait comme sur un parquet de danse dans la première partie du film devient soudain fragmentée et partielle. Déjà, un replatrâge réutilisant des plans d’archive de guerre préalablement vus s’était substituée à la scène où Pierre était blessé dans les tranchées : une ellipse si maladroite que l’on jurerait que des plans ont été perdus ou qu’ils ne purent être tournés faute de budget. On bondit ensuite de scènes en scènes, d’années en années, enjambant des trous dans la narration que ne parvient pas à combler Gance, peut-être à cause d’un montage difficile, certainement en raison d’une durée mal ajustée à ce récit aux mesures de fresque.

Mais Gance se retrouve à la fin (sans retrouver la grâce du début), annonçant avec l’aide du grand chef opérateur Christian Matras les fêtes des films d’Ophuls des années 1950 et rappelant dans la dernière scène, par une apparition née d’un amour enjambant les années passées, certains films de Borzage, quoique sans leurs miracles. Truffaut avait bien choisi son « premier choc cinématographique« . Paradis Perdu connut un immense succès à sa sortie en décembre 1940, qui fit plus tard dire à un Gance faisant le difficile qu’il s’agissait d’un de ses films commerciaux ne valant pas grand chose. C’était mésestimer cette oeuvre que l’on peut trouver plus belle que certains de ses films consacrés à des personnages historiques et dont le titre évoque autant le Paradis perdu d’avant 1914-1918 que celui d’avant 1939-1945.

Strum

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4 commentaires pour Paradis Perdu d’Abel Gance : double film, double actrice

  1. Oui, c’est bien le cap d’Antibes, plus exactement le sentier du littoral, longeant la mer, très fréquenté aujourd’hui, été comme hiver, que l’on aperçoit dans le film.
    Excellente analyse d’un film qui m’a, toutefois, laissé sur ma faim.

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    • Strum dit :

      Merci, c’est donc bien ça, il me semblait avoir reconnu l’endroit. Les trous dans la narration au milieu empêchent Paradis Perdu d’être un grand film, mais il y a deux, trois scènes formidables et cette première partie est drôlement séduisante.

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  2. princecranoir dit :

    Un bien beau film bien qu’à l’allure anecdotique, d’un Gance pour une fois très « sage » dans sa mise en scène. Effectivement, le film souffre de quelques coups de ciseaux ravageurs dans le montage même si, a priori, la dernière copie officielle provient des archives du cinéastes et serait conforme à sa volonté (et non à celle du producteur Sefert extrêmement mécontent du résultat). Le film doit beaucoup je pense à Gravey, impeccable « à travers les âges » comme à la jeune Micheline Presle, et son double rôle générationnel vertigineux et ambigu (de par la mise en abyme offerte par le portrait de sa mère, donc d’elle-même, qu’elle porte autour du cou).
    Un film qui a marqué Truffaut effectivement de par sa tonalité mélodramatique, mais peut-être aussi par cette phrase chopée dans une réplique de Monique Rolland et qui lui correspond bien : « Je n’aurais jamais pensé qu’il était aussi pénible d’être jeune. »

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    • Strum dit :

      Gravey est très bien effet. Mais ce sont les trouvailles romanesques du scénario qui font le film à mon avis. Je préfère la phrase de Nizan qui ouvre Aden Arabie : « j’avais vingt ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ».

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