Le Repentir de Tenguiz Abouladzé : conte au pays des Goulags

le repentir

Il y a dans l’URSS totalitaire de Staline quelque chose qui défie l’entendement et que l’on peine à se figurer par la raison. Aussi est-ce souvent par la parabole ou le fantastique que les artistes ont tenté de représenter le pays des Goulags. Dans Le Maitre et Marguerite,  un des grands romans russes du XXe siècle, Mikhaïl Boulgakov faisait apparaitre dans le Moscou des années 1930 Satan en personne, lequel déguisé en magicien était presque sympathique au milieu des agents du NKVD. Dans Le Repentir (1984), film emblématique de la Glasnost, le cinéaste géorgien Tenguiz Abouladzé donnait un autre aperçu du stalinisme sous la forme d’un conte.

C’est l’histoire, peut-être rêvée par une patissière, d’une tyrannie : dans une petite ville de Géorgie, on enterre l’ancien maire, Varlam Aravidze, un moustachu à la voix de stentor portant les même lunettes que Beria (âme damnée de Staline et chef du NKVD). Une femme qui refuse que lui soit accordé le repos d’un sépulcre déterre son cadavre. Trainée devant les tribunaux par Abel, le fils du tyran, elle raconte son histoire qui nous est relatée dans un flashback : c’est la fille du peintre Barateli, qui fut déporté par Varlam lorsqu’il s’opposa à la destruction d’une église orthodoxe de la ville.

L’argument de départ du film rappelle la déportation du peintre Dimitri Shevardnadze par Beria, qui voulait détruire l’église Méthéki de la Vierge à Tbilissi pour y construire à la place un monument à sa gloire. Les déportations massives qui suivent, selon le bon plaisir du tyran rouge, sans que ceux restés derrière soient prévenus du sort des déportés (très émouvantes scènes où des veuves tentent de retrouver le nom de leur mari gravé sur des troncs équarris, seul trace de leur mort) évoquent le système de gouvernance par lequel Staline se maintînt si longtemps au pouvoir. Le Repentir a souvent des allures de rêve ou de cauchemar et l’on ne sait pas toujours si la frontière entre réalité et imaginaire a été franchie dans ce film où l’on passe de la bouffonnerie au tragique en quelques plans – peut-être parce que c’est le recours à l’imaginaire qui permet de rendre compte de l’inimaginable. Cette approche plonge le récit dans une atmosphère de parabole d’autant plus étrange qu’Abouladzé change souvent les échelles de ses plan (qu’il compose simplement car il utilise majoritairement le champ-contrechamp), passant sans crier gare au gros plan, s’autorisant une grande liberté formelle dans sa mise en scène (que l’on retrouve dans cette utilisation des choeurs de l’Hymne à la joie de Beethoven où il ajoute sans vergogne quelques mesures aux partitions), écartant les plans de liaison entre séquences pour ne conserver que les moments où l’Histoire devient folle. Car sous Staline, l’inexprimable arrivait brutalement, sans préavis. Dans ce film, l’aveu d’un prisonnier politique (l’aveu consenti : «démon de l’avilissement» écrivait Claude Roy) en vaut des milliers d’autres ; et la pendaison d’un homme évoque des morts par millions.

Que Varlam figure Beria ou Staline importe peu – mais il importait sans doute à Abouladzé que ces deux-là aient été comme lui géorgiens. Bouffon sur ressort, diable sortant de sa boite, réminiscent au début du Satan de Boulgakov, Varlam incarne parfaitement l’irrationalité totale du système stalinien, notamment quand il affirme, à l’encontre de la parole de Confucius : «nous attraperons le chat noir dans la pièce obscure, même s’il n’est pas là». Quand il s’oppose au peintre Barateli, il est de même pareil à Staline qui attendait des artistes une servilité d’«ingénieur des âmes» propre à produire l’homme soviétique de demain. Le fils du tyran, Abel, est quant à lui, de l’aveu même d’Abouladzé, une représentation de Brejnev, qui dirigea l’URSS pendant une période de déni où le système ne pouvait survivre que si l’on gardait profondément enterrés les secrets du stalinisme. Voilà pourquoi tout s’effondra lorsque Gorbatchev mit en oeuvre la Glasnost. Commencer à ouvrir les enveloppes scellées se passant de Secrétaire Général en Secrétaire Général, c’était ouvrir la boite de Pandore. Une fois révélés, les secrets étaient si effroyables qu’ils ne pouvaient que condamner rapidement le régime. Il en va ainsi dans le film, où le régime est personnifié par la famille Aravidze qui se scinde quand les crimes sont dénoncés. Abouladzé imagine une vélléité de repentir de Varlam à la fin de sa vie, repentir impossible face à l’étendu des crimes commis. Impossible aussi, le repentir d’Abel qui ne distingue plus ni bien, ni mal, et vit dans le déni. Alors, c’est le fils innocent qui se repentira pour ses pères. Il n’est pas le «Fils de l’Homme», il ne peut prendre sur lui les pêchés des pères, que l’on ne peut pardonner, mais il peut par son sacrifice enclencher le mouvement d’un vrai repentir. Se repentir ici, c’est admettre la réalité du stalinisme et de ses crimes, mais refuser sa filiation : c’est devenir littéralement le «Fils de Personne» (traduction du mot géorgien « Aravidze »).

Quand Abouladzé réalise Le Repentir en 1984, Brejnev est toujours là et l’exploitation du film est bloquée par la censure. Ce n’est qu’à la faveur de la Glasnost de Gorbatchev (loué soit-il) que ce film aussi poétique qu’émouvant pourra sortir en 1987 et connaitre un immense retentissement en URSS. Formidable interprétation d’Avtandil Makharadze dans le double rôle de Varlam et Abel

Strum

Cet article, publié dans Abouladzé (Tenguiz), cinéma, Cinéma géorgien, cinéma russe ou soviétique, critique de film, est tagué , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

6 commentaires pour Le Repentir de Tenguiz Abouladzé : conte au pays des Goulags

  1. Bonsoir Strum,

    Tu nous présentes là un film qui semble bien intéressant et dont je n’avais jamais entendu parler avant ce jour. Merci pour cette chronique. Une référence que je note, bien évidemment 🙂

    J’aime

    • Strum dit :

      Bonsoir Sentinelle,
      De rien, j’ai moi-même découvert l’existence du film assez tardivement en lisant un livre de Carrère d’Encausse sur l’URSS. Comme les DVD des films d’Abouladzé (l’éditeur est Malavida) étaient soldés en février, je me suis dit que c’était l’occasion de le découvrir. Je ne le regrette pas, c’est vraiment un film qui sort de l’ordinaire. 🙂

      J’aime

  2. ELias_ dit :

    C’est un film qui m’avait d’abord marqué par sa terrifiante affiche lors de sa sortie, mais que je n’ai découvert que bien plus tard lors d’une diffusion sur arte que j’avais conservé sur VHS. Le rythme est un peu décourageant au départ, mais petit à petit les éléments se mettent en place et le spectacle devient fascinant, effectivement par cette approche de fable qui donne peut-être encore plus de force à cette courageuse dénonciation du fascisme (d’autant plus courageuse effectivement quand on pense à la période où Abouladzé s’est permis de tourner son film).

    E.

    J’aime

  3. Strum dit :

    Hello Elias. Effectivement, au départ on se demande dans quel genre de film on est tombé. La scène de la patisserie, cette étrange veillée funèbre, le cadavre déterré qui réapparait dans le jardin, tout cela forme un étrange préambule, comme si Abouladzé voulait dire que les secrets du régime étaient bien enterrés. J’ai trouvé l’acteur qui joue Varlam génial.

    J’aime

  4. ELias_ dit :

    Voici quand même à un lien pour comprendre ce que je voulais signifier du caractère assez impressionnant de l’affiche du film pour sa sortie française : http://www.seriebox.com/cine/le-repentir.html

    J’aime

  5. Strum dit :

    Ah oui effectivement. Merci, je me souviens de cette affiche maintenant. Varlam n’est pas moins impressionnant dans le film.

    J’aime

Laisser un commentaire