Les Contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang : héros langien et film langien

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La postérité des Contrebandiers de Moonfleet (1955) de Fritz Lang en France (sans commune mesure avec l’indifférence relative de la critique anglo-saxonne) trouve son origine dans le constat suivant : c’est une oeuvre qui illustre à merveille la politique des auteurs. Car voilà un film langien en diable alors qu’il s’agit de l’adaptation tronquée d’un roman d’aventures anglais (Moonfleet de John Meade Falkner, succédané de l’Ile au Trésor de Stevenson) dont le sujet et les personnages étaient fort éloignés de l’univers de Lang. Ce dernier n’aimait pas le film, dont il se désintéressa après un tournage difficile ; pourtant, Les Contrebandiers de Moonfleet n’appartient qu’à lui.

Bien qu’ayant hérité du scénario, le réalisateur allemand transpose dans le paysage mental de ses obsessions ce récit d’aventures se déroulant dans le Dorset anglais au XVIIIe siècle. La nature et le ton du récit de Meade Falkner s’en trouvent bouleversés, ce à quoi contribuent deux facteurs : d’abord la suppression des deux personnages principaux du roman, John Trenchard et Elzevir Block, remplacés par un aventurier à la fois flamboyant et canaille, Jeremy Fox, superbement incarné par un Stewart Granger des grands jours, et John Mohune, petit homme de dix ans qui voue une admiration sans faille à Fox. Singulière et audacieuse idée d’adaptation (qui fut critiquée et contribua à l’échec public du film) ayant permis à Lang de faire de Moonfleet son propre enfant. C’est la relation entre la canaille rongée par le remord et l’enfant au regard pur qui est au coeur du film.

Par ses attributs, Fox est un héros langien : hors-la-loi aux manières de grand seigneur, sûr de son droit et de son fait, il se situe par-delà le bien et le mal comme tant d’autres héros langiens (à commencer par le Docteur Mabuse) et la fascination qu’il exerce sur le réalisateur est manifeste ; mais Fox est aussi un homme qui se sent coupable, sans le réaliser lui-même peut-être. La culpabilité est le moteur de très nombreux personnages de Lang, qu’elle trouve sa source dans un crime passé ou dans une tentation inavouée (voir La Femme au Portrait). De quoi Fox est-il coupable ? Pas d’être un contrebandier sans foi ni loi certes – cet attribut, c’est au contraire ce qui fascine Lang. Mais d’avoir abandonné la femme qu’il aimait, Olivia Mohune, après avoir été chassé comme un chien par sa famille qui s’opposait à leur union. Cet abandon est la marque d’infamie qui l’a jeté dans les bas-fonds du monde et dont il s’autorise pour commettre toutes les vilénies. En lui confiant John, l’enfant qui aurait dû être son fils, Olivia accorde à Fox la plus grande des marques de confiance, l’appelle d’outre-tombe pour le ramener parmi les vivants. Cette idée absente du livre rapproche Les Contrebandiers de Moonfleet de certains récits gothiques anglais (de même que sa lumière de cimetière) et notamment des Hauts de Hurlevent d’Emilie Brontë où le terrible Heathcliff se croit appelé par Catherine Linton après sa mort.

L’autre changement majeur apporté au récit est narratif : il n’est plus raconté par un adolescent en quête de trésor comme dans le livre, mais se partage entre le point de vue de Mohune et celui de Fox, ce dernier finissant par l’emporter. Il en résulte (paradoxalement, car l’enfant du film a cinq ans de moins que l’adolescent du livre) un ton plus adulte et désespéré que celui du livre où priment les péripéties. La narration à travers les yeux de Mohune donne corps au sentiment d’admiration de l’enfant pour le bandit, tandis que les scènes vues du point de vue de Fox, qui s’est délivré depuis longtemps des illusions de l’enfance et ne désire plus que dominer et tromper, font ressentir son amour croissant pour l’enfant (ou l’idéal qu’il représente) et le poids du remord. Le récit devient ainsi le lieu d’une lutte entre la foi de l’enfant inconscient et le cynisme de l’homme conscient, sous le regard de cet ange bizarre et ambigu qui domine le cimetière. Lorsque Fox trahit l’enfant pour un diamant, il atteint un point de rupture où sa détestation de lui-même et son désir de se racheter l’emportent sur toute autre considération. La véritable histoire n’est plus celle de la recherche du trésor de Barbe Noire (traitée cavalièrement par Lang), mais celle de l’impossible rachat d’un homme ayant perdu foi en ce monde (à part celle pervertie du désir de domination). Cédant au regard pur et moral de l’enfant, Fox fera en sorte que John conserve sa foi en lui, soit préservé du désespoir des souterrains car cette foi-là vaut davantage que tous les trésors du monde. « Tout ce qui brille n’est pas or« , écrivait Shakespeare (et « tout ce qui est or ne brille pas« , lui répondait Tolkien). Dans le livre, John Meade Falkner parvenait à cette conclusion par d’autres chemins en faisant du diamant de Barbe Noir un joyau damné apportant le malheur à qui le détient. Mais le vrai joyau, c’est l’enfant et son regard fier et confiant.

A l’enfant pur, Lang, cinéaste des souterrains, oppose un monde assombri, reflet de la pourriture générale. Dans Les Contrebandiers de Moonfleet, les cavernes et les gouffres sont légions, dessinant un monde alternatif où se terrent les contrebandiers. Dans le monde de la surface que fréquente Fox, la pourriture est tout aussi présente ; incarnée par le couple Ashwood (George Sanders dans un rôle trop bref et Joan Greenwood), elle se niche derrière les dorures des salons aristocratiques. Les deux mondes, souterrain et surface, se valent, sont le reflet l’un de l’autre, pourrissent dans la même corruption, à laquelle seuls échappent les enfants (John et Grace). Les décors du film sont d’un beau sinistre (Cedric Gibbons et Hans Peters sont à la direction artistique ; tout ou presque fut tourné en studio) et les couleurs superbes. On sait le mot sarcastique de Lang sur le cinémascope (« le cinémascope n’est pas un format pour filmer les hommes, mais les serpents ou les enterrements« ), mot qui n’est pas vraiment le sien puisqu’il est prononcé par le personnage qu’il joue dans le Mépris de Godard. Ici, il se sert fort bien du cinémascope, soulignant l’enfermement des hommes confinés sur cette scène du lugubre où abondent les tombeaux.

Qu’on le découvre ou qu’on le revoit, Les Contrebandiers de Moonfleet reste un film inclassable et pessimiste, un faux film d’aventures au ton mélancolique et désabusé, et l’on se souvient longtemps de cette séquence où un frêle voilier appareille dans l’obscurité pour le plus long des voyages. Au gouvernail, un homme réprouvé et blessé ayant répondu à l’appel d’une morte.

Strum

PS : « bloody kraut » : tel était le surnom peu amène dont Granger avait affublé Lang sur le tournage selon imdb, signe de leurs relations exécrables.

PPS : Moonfleet continue d’être mal aimé aujourd’hui encore en Angleterre et aux Etats-Unis. A mon avis, cela tient pour une part non  négligeable au fait que le film n’a presque rien à voir avec le livre dont il est issu (à tel point qu’il pourrait s’appeler autrement), un classique du roman d’aventures pour enfants très populaire chez les anglo-saxons. Ainsi, tout le dernier tiers du livre, le meilleur, est absent du film. Cet écart entre livre et film désarçonne régulièrement les lecteurs du livre.

PPPS : Entre autres libertés prises avec le livre, on trouve celle-ci, aussi curieuse qu’anecdotique : le pirate Barbe Noir renommé Barbe Rousse dans le film.

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23 commentaires pour Les Contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang : héros langien et film langien

  1. Ronnie dit :

    Eclatant … 😉
    Ci-dessous le billet de Jean Douchet.
    http://focorevistadecinema.com.br/jornalmoonfleetfr.htm

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  2. bonsoir Strum,
    Passer de Cartouche à Moonfleet est une bonne transition. il ne vous reste plus qu’à parler de Scaramouche de George Sidney pour clore cette trilogie « royale » du film d’aventures classique.
    Et encore merci à Patrick Brion pour avoir diffusé, si souvent, le plus beau film de Lang, drapé lui, aussi, dans la mélancolie et une lumière funèbre.

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    • Strum dit :

      Bonsoir Jean-Sylvain, j’adore Scaramouche, le plus beau film de cape et d’épée, que je préfère encore à Moonfleet (mais les deux films sont surtout fort différents). Un film que je ne manquerai pas de chroniquer effectivement ! 🙂

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  3. Ils sont différents, en effet, mais les deux figurent dans mon panthéon personnel !

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  4. mon film de Lang préféré est The Big Heat.

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  5. Même classement, avec Moonfleet en second. J’aime beaucoup aussi le moins connu, mais formidable, House by The River.

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  6. Strum dit :

    Je n’ai pas vu celui-ci que j’avais hésité à prendre en DVD. J’y penserai.

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  7. Film vénéneux, poisseux, sombre, atmosphère envoutante, Langien au possible, visuellement fascinant, film à petit budget mais véritable petit chef d’oeuvre à découvrir absolument pour un amateur de Fritz Lang.

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  8. J.R. dit :

    J’adore ce film, après Ford et Hitchcock, Lang est sans doute mon cinéaste préféré. Aujourd’hui, alors qu’autrefois j’aimais surtout la période américaine, je place très haut le premier Mabuse, M et le diptyque indien… Je trouve, malgré tout, un petit défaut à Moonfleet, dans le souvenir que j’en ai, de ma dernière vision : l’intrigue (qui n’est pas la priorité de Lang) n’est pas toujours bien menée. L’épisode à l’intérieur du fort, à la recherche de la pierre précieuse, est bourré d’invraisemblances. J’aime particulièrement la première apparition de Jeremy Fox, j’ai un moment imaginé donner une suite en bande-dessinée au film, jouant sur l’hypothèse que Fox n’était pas mort, comme le croit l’enfant. Je rêverais dans la sinistrose ambiante, d’un retour du héros simple, à hauteur de nos rêves d’enfance. Récemment en voyant The Swimmer j’ai trouvé tendre, mais très ironique, la rencontre entre Lancaster et l’enfant dans la piscine vide… Non! nos héros n’étaient pas puérils ils forgeaient nos destins… Eh bien sûr, je ne parle pas de super-héros, mais de ceux qui ne sont pas numérisables en jeux vidéo.

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    • Strum dit :

      Bonjour J.R. Je suis assez d’accord. Tout ce qui tient au personnage de Jeremy Fox est formidable dans le film, mais tout ce qui relève de la recherche du diamant (et notamment la scène du puits) qui intéresse moins Lang est moins réussi, moins prenant, que dans le livre. J’aime bien cette idée d’un Fox qui revient. C’est à la fois l’espérance de John Mohune et celle du spectateur qui découvre le film enfant (c’était d’ailleurs la mienne.) J’aime beaucoup The Swimmer, film remarquable.

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      • J.R. dit :

        The Swimmer est très remarquable en effet, extraordinairement bien construit, surprenant, mais qui dezingue le héros d’aventure hollywoodien des années 40-50; certes sans mépris. Et puis Lancaster est très bon, une fois de plus… À voir au moins deux fois.

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        • jean sylvain cabot dit :

          The swimmer excellent en effet et Burt Lancaster est toujours très bon. Difficile de trouver un film où il est mauvais.j’ai revu Brute Force récemment. Quel film !

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  9. Strum dit :

    D’accord avec vous deux. J’aime beaucoup Lancaster également. Il est prodigieux dans les rôles où son personnage craque ou laisse apparaitre une fêlure. Il aurait du jouer Gatsby. Et pour revenir à The Swimmer, je pense que c’est moins un film qui dézingue les héros des années 40-50 qu’un film sur la crise existentielle d’un homme qui a perdu l’argent et la considération de sa classe et de sa famille et ne peut supporter le délitement de son existence (une sorte de film sur la crise d’une civilisation fondée sur des valeurs vides). C’est un film qui anticipe le Nouvel Hollywood de manière reflexive. Un film qui mérite d’être chroniqué en tout cas.

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  10. 100tinelle dit :

    Tu as tout bien dit sur Les Contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang, assez différent du roman (je comprends d’ailleurs très bien le rejet qu’il a pu susciter chez ceux qui étaient restés très attachés à l’histoire originale). Fritz Lang est un réalisateur très intéressant et je conseille bien volontiers Les Espions, qui date de sa période du cinéma muet. Je me rends compte que je n’ai pas encore vu The Swimmer, il faut absolument que je répare ça, d’autant plus que « mon » Burt Lancaster y joue 🙂

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  11. Dwigt dit :

    Une toute petite correction : Cedric Gibbons est crédité aux décors, tout comme Hans Peters. En fait, Cedric Gibbons avait signé à la création de la MGM un contrat faisant de lui le directeur artistique de l’ensemble de leurs films, quelle que soit son implication réelle. Il était donc systématiquement crédité au générique jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite. C’est ce qui lui a permis de remporter un nombre de sélections et de victoires aux Oscars record (c’est d’ailleurs lui qui a dessiné la statuette).
    Gibbons a énormément apporté au studio, et il suffirait par exemple que les décors des Contrebandiers aient repris des éléments de films précédents pour qu’il ait contribué à l’esthétique du film. Mais, sans connaître les coulisses de la production, il est difficile de dire quelle a été son implication réelle. La seule chose certaine, c’est que Hans Peters est également crédité avec Gibbons pour la direction artistique à la même époque du Prisonnier de Zenda, de Scaramouche, des Chevaliers de la Table ronde et de Diane de Poitiers (aux côtés du Joyeux Prisonnier, de Drôle de meurtre, de L’Aventure fantastique, de Haute Société ou de La Vie torturée de Vincent Van Gogh).

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