La Ronde de l’aube (The Tarnished Angels) de Douglas Sirk : anges déchus

Tarnished angels

Chacun des trois personnages du trio principal de La Ronde de l’aube (The Tarnished Angels) (1957), sublime mélodrame de Douglas Sirk, s’est mis en quête d’un idéal qui s’est manifesté à lui sous la forme d’une vision. Roger Shumann (Robert Stack) a vu un avion dans le ciel et cette vision l’a arraché à son destin de médecin de province pour en faire un héros de la Première Guerre Mondiale. LaVerne Shumann (Dorothy Malone) a vu une affiche représentant Roger, capitaine auréolé de gloire de l’Escadrille Lafayette, et a tout quitté pour vivre auprès de lui. Burke Devlin (Rock Hudson) s’est vu en reporter de guerre interviewant des généraux français et cette image l’a jeté dans une carrière de journaliste.

Les visions sont l’apanage des poètes, mais la vie leur est souvent cruelle. Quand commence le film, les visions sont passées et les anges déchus. Roger et LaVerne trompent la mort dans des réunions aériennes, accompagnés de leur fils Jack et de leur fidèle mécanicien Jiggs (Jack Carson). Roger aime tant voler que sur terre il est absent à lui-même, aveugle à l’amour que lui portent sa femme et son fils, pas encore prêt à remplacer son ancien idéal par un autre. Burke, miné par les petitesses de son métier, noie son mal-être dans le whisky. Lorsqu’il rencontre les Shumann lors d’une réunion aérienne à La Nouvelle Orléans, il reconnait en eux ses semblables et veut les aider. Roger, cet ancien « aigle », était plus qu’un homme. Le voilà devenu un argument de foire enchainant les acrobaties périlleuses à bord de son biplan pour soulever les hourras d’une foule cherchant à oublier les affres de la Grande Dépression (le film se déroule en 1932). L’étoile qui le guidait a chu dans la boue. Le plus dur pour lui est de devenir un père et un époux dignes de l’amour qu’il suscite, c’est-à-dire un être humain. La chute de l’ange est aussi brève que soudaine, mais longue est la route qui peut faire de lui un être humain.

Il y a tant de choses à admirer dans ce film. Cette manière dont Sirk nous fait comprendre par l’image que la mort rôde, prête à frapper à tout moment (ce plan d’invité portant une tête de mort). Cette magnifique photographie en noir et blanc d’Irving Glassberg où la pénombre de la nuit semble prête à avaler les personnages et où la lumière blanchie du jour semble prête à les brûler. Ces plans de miroir qui nous révèlent en déformant les images la distance impossible à combler entre l’idéal entraperçu dans les visions et le monde réel qui exige de s’y plier en renonçant à l’idéal. Cette opposition établie par le découpage entre le monde des anges déchus promis à la mort et le monde du public qui regarde, s’étourdissant dans les jeux du parc d’attraction et les fêtes déguisées. Cette façon que Sirk a de nous introduire dans son récit par l’intermédiaire de Devlin, que l’on prend d’abord pour un journaliste qui nous racontera l’histoire des Shumann et de Jiggs en se tenant à l’écart mais qui se révèle lui aussi un ange déchu. Sa direction d’acteurs où les personnages paraissent tituber sous le coup d’une douleur intérieure que leur dignité leur interdit d’exprimer. La rigueur absolue de son découpage lorsqu’il filme les scènes de course aérienne que l’on suit au bord du siège, le coeur battant et la mort dans l’âme. Le visage pâle et fiévreux de Rock Hudson, que vient parfois tordre un rictus d’amertume mais qui veut croire encore, qui croit à nouveau lorsqu’il rencontre les Shumann. Le visage halluciné de Robert Stack aux yeux fixes qui semblent voir au loin, comme si l’étoile n’était pas déjà tombée. Le masque de douleur et de résignation de Dorothy Malone qui accepte tout par amour. Et tous ces autres pilotes ou anciens pilotes blessé dans leur chair qui risquent leur vie pour la gagner. Et les mots de Faulkner (le film adapte son roman Pylône) qui reviennent dans les dialogues ou dans cet extraordinaire monologue de Devlin à la fin : des mots de poète filmés par un poète.

The Tarnished Angels (le titre original anglais est bien meilleur que le titre français) est un des grands films de Douglas Sirk, autant dire un très grand film.

Strum

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12 commentaires pour La Ronde de l’aube (The Tarnished Angels) de Douglas Sirk : anges déchus

  1. Trés beau film , en effet mais le roman de Faulkner, Pylone, est hallucinant..

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  2. modrone dit :

    Splendide adaptation de Faulkner.

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  3. Strum dit :

    Comme je le disais à Jean-Sylvain, j’essaierai de lire le livre (s’il fait partie des Faulkner pas trop sordides, ce qui devrait être le cas si j’en juge le film – mais on sait les grandes différences que l’on trouve souvent entre les livres et leur adaptation).

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  4. modrone dit :

    Je l’ai lu il y a longtemps, ainsi que Sanctuaire mais c’est vraiment très loin. Par contre je me suis toujours dérobé devant Le bruit et la fureur, Tandis que j’agonise et Lumière d’août.

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    • Strum dit :

      Tandis que j’agonise, c’est formidable. Le bruit et la fureur, c’est un tour de force littéraire, mais c’est un livre difficile et je ne peux pas dire que j’y ai pris beaucoup de plaisir même si j’ai plus d’une fois été admiratif. Lumière d’août, c’est le prochain que j’avais prévu de lire il y a de cela des années, mais j’ai pris d’autres chemins littéraires entretemps. Peut-être un jour.

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  5. Pylone est quand même un des romans les plus « accessibles » de Faulkner mais l’importance que donne Faukner sur les chaussures et le mal qu’a le personnage à les supporter, est trés fort. Ca revient comme une obsession, un leit-motiv et ce détail qui peut paraître anecdotique (que ses chaussures soient trop petites et qu’il ait mal à marcher) prend un relief extraordinaire qui s’imprime fortement.La preuve, je m’en souviens encore trente ans aprés, tandis que dans la film c’est évacué trés rapidement..

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    • Strum dit :

      En effet, dans le film, ce n’est absolument pas un sujet et c’est à peine évoqué (si ce n’est pas du tout). Mais je pense que Faulkner et Sirk avaient des goûts et des thèmes/centres d’intérêts assez différents.

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  6. il y a aussi dans le roman tout ce qui tourne autour de la « paternité ».. et des rapports entre le père et le fils. Faulkner laisse croire aussi que Roger n’est pas le vrai père…enfin si je me souviens bien. Bref, c’est dense et touffu, comme d’habitude chez le romancier américain. Ce roman m’avait beaucoup marqué plus jeune, davantage que d’autres plus réputés..


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  7. Strum dit :

    Le sujet de la paternité est évoqué mais vite écarté par Sirk : pour lui, Roger est bien le père. C’est que Sirk aime bien les personnages purs ou anciennement purs tandis que chez Faulkner il y a beaucoup plus d’ambiguité, de noirceur, voire de sordide.

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  8. Oui, tout à fait. Bonne soirée.

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