Péché mortel (Leave her to heaven) de John M. Stahl : Gene Tierney, femme-statue

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Il y a quelque chose de singulier dans l’extraordinaire beauté de Gene Tierney. Sa silhouette hiératique, ses hautes paumettes, ses yeux d’eau allongés, lui donnent des allures de statue, de corps étranger à ce monde. Elle a franchi cette frontière au-delà de laquelle la beauté n’est plus moyen de séduction, fut-il exotique, mais marque d’exclusion. Elle le sait et quémande par sa voix qui minaude, parfois, cette compassion que sa beauté lui refuse. C’est pourquoi elle n’est jamais meilleure, jamais aussi émouvante, que dans ces rôles de recluse où la malédiction de sa beauté l’a cantonnée. Dans L’Aventure de Mme Muir (1947) de Mankiewicz, film sublime, sa réclusion est physique et volontaire. Elle veut quitter un monde qui l’a déçu. Dans Péché mortel (Leave her to heaven) (1945) de John M. Stahl, c’est une réclusion mentale qui mine son personnage, Ellen Berent.

Dès son apparition, on devine qu’Ellen dissimule une fêlure derrière son port de reine. Son mélange de beauté et de fragilité fascine Richard Harland (Cornel Wilde), un écrivain qui l’a rencontrée dans un train. Parce que Richard ressemble à son père décédé dont elle est venue disperser les cendres au Nouveau Mexique, ce père qu’elle a aimé à la folie, Ellen brise sur un coup de tête ses fiançailles avec un autre (Vincent Price) et épouse Richard. Ce prologue impose d’emblée une atmosphère étrange, se situant à mi-chemin du conte gothique et du mélodrame, genre familier de Stahl (c’est à lui que l’on doit, avant Douglas Sirk, les premières versions du Secret Magnifique et de Imitation of Life). La majesté des paysages du Nouveau Mexique butte sur Ellen et son corps de statue qui semble porter quelque trou noir. Elle est absente au monde, marchant en pensées peut-être avec son père au pays des ombres. Cette impression de solitude est accentuée par la façon dont la contemplent sa mère et sa cousine Ruth (Jeanne Crain, parfaite). Il y a dans leur regard l’appréhension de la fatalité, comme si elles savaient quelque chose que nous ne savons pas encore. On pressent que l’amour d’Ellen et Richard est né sous les auspices d’un destin funeste. La très belle musique d’Alfred Newman renforce cette impression : elle gronde déjà des orages à venir.

Ellen désire Richard maladivement, pour elle seule, comme elle désirait son père pour elle seule. Rien ne doit se mettre sur le chemin de son amour pour lui, pas même Danny, le frère handicapé de Richard. C’est autour de lui que se noue le drame, sur un lac paisible que Danny tente de traverser à la nage sous le regard d’Ellen. Alors qu’il est saisi d’une crampe et se noie, elle reste immobile, plus femme-statue que jamais, le visage convulsé par la haine et la souffrance derrière l’écran de ses lunettes noires. Le paysage est cette fois bucolique mais il conserve cette fonction de contrepoint avec la noire fêlure d’Ellen. Ce n’est que le début de la folie qui va la submerger, que les prémisses de l’engrenage déclenché par sa névrose obsessionnelle, forme que prend chez elle l’amour. C’est un « monstre » prétendra Richard lorsqu’il apprendra la vérité. Pourtant, peut-être parce que Gene Tierney réalise ce prodige d’apparaitre à la fois extrêmement émouvante et maladivement jalouse, on ne parvient pas à juger son personnage sur un plan strictement moral. On la perçoit davantage comme une malade vaincue par sa névrose que comme une criminelle (ce qu’elle est aussi, toutefois). Le film a beau suivre dans sa dernière partie une intrigue de film noir, Ellen n’est pas un personnage de femme fatale. Elle a plutôt partie liée avec cette race d’anti-héroïnes au-delà du bien et du mal du romantisme gothique qui sont leur propre maitre dans leur folie même et qui échappent à notre juridiction par le choix du moment de leur mort. Gene Tierney, magnifique, est filmée comme une femme-statue tout le film durant, c’est-à-dire non pas en plan américain, coupée à la taille, mais souvent de plein-pied, ce qui allonge encore sa silhouette. Vêtue de longues robes et de déshabillés soyeux, elle glisse comme un fantôme le long des plans, un fantôme qui posséderait en guise d’yeux deux saphirs d’un bleu inouï que fait scintiller le Technicolor.

Strum

PS : le film est adapté d’un roman de Ben Ames Williams.

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19 commentaires pour Péché mortel (Leave her to heaven) de John M. Stahl : Gene Tierney, femme-statue

  1. Bonsoir Strum. Bravo.Trés beau texte sur Gene Tierney ( plus que sur le film) et belle déclaration envers une de mes actrices préférées, dois-je dire icône, du cinéma hollywoodien mais je ne suis pas seul dans cette adoration. Nous avons tous été subjugués par la beauté rare d’une actrice qui traverse comme une étoile les films dans lesquels elle apparaît même s’ils ne sont pas tous des chef-d’oeuvres. Je ne partage votre avis quand vous écrivez « et maladivement jalouse, on ne parvient pas à juger son personnage sur un plan moral. On la perçoit comme une malade vaincue par sa névrose plutôt que comme une criminelle ».
    Enfin, c’est quand même clairement une criminelle qui décide sciemment de laisser le jeune frère se noyer car il est un obstacle envers sa passion exclusive pour Richard qu’elle ne veut partager avec personne. Certes, à ce niveau de « possession » c’est pathologique mais je ne vous suis pas dans cette vision du personnage. Si elle n’est pas, foncièrement, une femme fatale, son personnage « dérangé », à la jalousie perverse la rattache malgré tout à la lignée des grandes criminelles des films noirs justement dont l’esprit tourmenté alimente une passion malsaine qui conduit l’héroine à perdre, tuer celui qu’elle aime…(je n’ai pas d’exemples à l’esprit, désolé..)
    Je trouve toutefois votre point de vue (« héroine de romantisme gothique » intéressant et à creuser…) Il me reste à revoir le film pour actualiser mon opinion…bien que je l’ai déjà vu plusieurs fois…bonne soirée

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    • Strum dit :

      Merci Jean-Sylvain. Je n’écrivais pas qu’elle n’était pas une criminelle, c’en est une, mais que je la percevais d’abord comme une malade. C’est sa maladie mentale qui la paralyse au moment où Danny se noie. Cela ne l’excuse pas, mais cela et cette manière dont Stahl la filme au début du film chevauchant à travers les mesa mexicaines pour libérer les cendres de son père, me font penser que son personnage qui aime désespérément, jusque dans la mort, doit autant au romantisme gothique qu’au film noir. Les paysages comptent dans ce film, bien plus que dans un film noir habituel. Cela dit, le fait que ce soit Gene Tierney joue certainement un rôle dans l’espèce de fascination indulgente que je ressens pour son personnage.

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  2. Merci Strum. je m’aperçois que j’avais oublié qu’elle se jette dans l’escalier pour mettre un terme à sa grossesse….doublement criminelle et malade…le film est souvent rattaché au film noir mais cela reste à discuter j’en conviens. La femme fatale détruit un homme généralement..or ici, Cornel Wide s’en sort… Bon week-end.

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  3. roijoyeux dit :

    En français l’expression « silhouette sculpturale » est employé, les anglophones diraient « a statuesque actress » 🙂

    J’ai découvert Gene le mois dernier grâce à un confrère cinéphile qui a vu ma fascination pour les méchantes du cinéma et m’a conseillé de la regarder dans « Leave her to Heaven », cette actrice est formidable, ensuite il m’a conseillé le sublime « … Mrs Muir » … où elle joue un personnage à l’opposé mais un film tout aussi excellent…

    En tous cas bravo pour cette belle réflexion sur Gene, par contre je ne suis pas d’accord quand vous dites « sa voix qui minaude cette compassion que sa beauté lui refuse », sa voix est très agréable et naturelle pour le rôle de malade qu’elle doit jouer, et écrire qu’elle minaude pourrait rebuter les personnes qui vous lisent et leur ôter l’envie de regarder ce film superbe… et ils manqueraient l’occasion de découvrir cette actrice au talent très naturel et qui dégage une très grande magie à l’écran, en plus de sa beauté sculpturale !

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    • Strum dit :

      Merci pour ce commentaire. D’aucuns lui ont fait le reproche de sa voix et c’est pourquoi j’en parlais. Elle n’est peut-être pas toujours à la hauteur de sa beauté. Je serais peiné si cette référence à « une voix qui minaude » dissuade quiconque de voir Péché Mortel. Je vais rajouter un « parfois » pour la bonne forme, mais je gage que les assauts de compliments que je fais par ailleurs compensent largement cette petite imperfection. 🙂 Sinon, si vous n’avez pas encore vu Le ciel peut attendre de Lubitsch, je vous le conseille pour rester en companie de la divine Gene Tierney. L’Aventure de Mme Muir reste toutefois le plus beau film qu’elle ait tourné.

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  4. Kawaikenji dit :

    Quelle actrice ! Quel film ! Quel article !

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  5. 100tinelle dit :

    Ah la beauté de Gene Tierney… le genre de femme belle et fragile à la fois, qu’un homme ne peut que vouloir sauver mais qui, sans aucun doute, le plongera dans l’abîme. Elle a quelque chose de la femme fatale mais bien plus que cela aussi, ce qui le rend intéressante et très séduisante. C’est étrange, je ne me souviens pas d’avoir vu ce film mais ce que tu en dis me parle quand même. Une conclusion s’impose : un film à voir ou à revoir 🙂

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  6. Cathh dit :

    Merci pour vos impressions et analyses . Je vais le voir des que possible .. Il est vrai que Gêné Tierney (!Que j’ai peu vue ) a quelque chose de  » Pandora  » et une certaine froideur s’en dégage , due sans doute a sa personnalité et sa grande beauté

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    • Strum dit :

      Pardon pour cette réponse tardive Cathh, je n’avais pas vu votre message. Je ne trouve pas personnellement Gene Tierney « froide », mais comme je l’écrivais cette impression de froideur est la rançon de sa beauté. Pandora était jouée par Ava Gardner, dont la beauté est plus « hautaine », faute d’un autre mot, que cette de Tierney.

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  9. Valfabert dit :

    Belle chronique ! J’apprécie notamment ce que tu dis sur l’importance des paysages et leur « fonction de contrepoint avec la noire fêlure d’Ellen ».
    C’est un très beau film. Il me semble que l’une de ses facettes renvoie à une part profonde de l’imaginaire américain. A cet égard, les paysages, valorisés par la photographie, sont en effet essentiels. Non seulement ils contribuent à donner un côté enchanteur à ce film noir non-urbain, mais ils représentent aussi, à travers la géographie diversifiée du récit (Nouveau-Mexique, Maine côtier, Maine intérieur et Georgie), l’espace américain en soi, avec sa dimension existentielle et rédemptrice. Ainsi, Ellen trouve d’abord une certaine sérénité dans les paysages grandioses du Nouveau-Mexique, liés à la mémoire de son père. Plus tard, après le drame de sa fausse couche provoquée, elle ressort vivifiée de sa baignade sur le littoral atlantique de Bar Harbor. Quant à Richard, après l’épreuve de sa condamnation absurde, il traverse en canoë le Deer Lake, dans le Maine, d’une manière quasiment rituelle (cadrages évocateurs) qui rachète la noyade de son jeune frère, survenue là. Lui n’échoue pas à atteindre la rive. Il parvient dès lors à rejoindre Ruth dans le domaine de « Back of the moon », dont le nom suggère un espace naturel ignoré des hommes, un espace inviolé où l’esprit américain se régénère et où le tragique se dissout.
    A mon sens, cet aspect du film est marqué par l’esprit de Thoreau, qui se traduit par le besoin de mettre un peu de distance entre soi et la civilisation en se retirant provisoirement dans l’espace sauvage. Thoreau fit d’ailleurs une excursion dans le Maine de son époque et se retira près de l’étang de Walden, dans un autre Etat du nord-est, pour écrire. Richard le romancier tient un peu de lui, à l’évidence. Ellen symbolise, selon cette optique, les séductions du monde civilisé et son hybris latente. Le jeune frère de Richard renvoie à l’innocence, proche de la nature mais vulnérable. Et Ruth est la femme des nouveaux commencements. Dépourvue d’obsession, Ruth, dont le goût pour le jardinage touche beaucoup Richard, est plus en phase qu’Ellen avec le lieu de ressourcement qu’est « Back of the moon », comme le manifestent les images lyriques de la dernière scène.
    De manière curieuse, il existe un critique français, estimable par ailleurs, qui fait de Ruth le véritable personnage sombre du récit. Ceci me paraît tout-à-fait extravagant, mais que ne ferait-on pas pour dédouaner Ellen, étant donné son interprète ! Pourtant, on peut admirer Gene Tierney sans dénaturer son personnage. D’autant plus que l’actrice avait beaucoup apprécié ce rôle complexe, tel qu’il est, avec sa noirceur.

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