Le Testament du docteur Mabuse de Fritz Lang : avènement de l’Empire du crime

mabuse

Le Testament du docteur Mabuse (1933) commence dans une pièce aux allures de cave, où est entreposé le matériel de faux-monnayeurs. Il y a souvent chez Fritz Lang de ces souterrains, figuratifs ou inconscients, qui abritent les secrets des hommes. Mais bien vite, Lang se défait de son esprit de souterrain et nous fait sortir dans la rue où Hofmeister tente d’échapper aux sbires de Mabuse. C’est que Lang entend ici nous montrer en pleine lumière, sans les artifices de l’expressionnisme (mis à part quelques fantômes en surimpression), sans le manteau des ombres, ce que c’est que cet « Empire du mal » qui menace l’Allemagne en 1933. Le testament du docteur Mabuse, film à la narration linéaire et à la mise en scène aplanie, peut en partie décevoir sur un plan cinématographique par rapport à la verve feuilletonesque et à l’extraordinaire inventivité formelle de Docteur Mabuse, Le Joueur (1922), sans posséder non plus la force expressive et immédiate de M Le Maudit (1931), il n’en reste pas moins un des films qui témoignent le mieux, par son caractère visionnaire, du génie de Lang. Chez celui-ci, les films disent plus que ce que montre l’intrigue de surface.

Car sous le couvert du film policier (dont il fut l’un des inventeurs), le cinéaste dénonce ici, directement ou indirectement, l’avènement du nazisme. A travers une intrigue fantastique, quasi-lovecraftienne, où un génie du mal (Mabuse) dirige une organisation criminelle par la pensée à partir de la cellule d’un asile, il rend compte à l’aube du régime de cette sorte d’hypnose collective que fut le nazisme, dont il définit les moyens : la croyance en un chef infaillible à l’aura mystique (ici, une ombre derrière un rideau), le foudroiement d’une parole radiophonique, l’impossibilité de sortir de « l’organisation » une fois entrée dedans (il est au principe du totalitarisme de faire disparaitre l’individu dans le collectif), et surtout la création d’une atmosphère de terreur par une violence qui « tient » les hommes. Peu d’historiens, même avec le recul du temps et l’accès aux archives historiques, ont donné de la réussite du nazisme une explication aussi limpide que ce mot d’ordre lancé par Mabuse : « L’âme des hommes doit être remplie d’angoisse par des crimes inexplicables en apparence absurdes et sans motif qui n’ont qu’un but : répandre la peur et la terreur. Car le but du crime est de préparer l’Empire absolu du crime : un état d’incertitude et d’anarchie fondé sur la destruction des idéaux du monde« . On reconnait là le sentiment d’absurdité et la peur ressentis par les allemands non inféodés au nazisme que décrivit Sebastien Haffner dans son livre Histoire d’un allemand, témoignage saisissant où il tente de comprendre par quel sortilège diabolique les nazis ont pu prendre le pouvoir en 1933 et transformer l’Allemagne sans que réagissent (ou presque) les allemands ayant conservé leur raison. Il manque certes à la définition langienne l’obsession de la pureté de la race, qui fait la singularité du nazisme dans la famille totalitaire. Mais cette obsession elle-même trouve son origine dans un livre, tout comme les notes de Mabuse écrites dans un asile (à l’instar d’Hitler écrivant Mein Kampf en prison) donnent à « l’organisation » du film sa boussole. Ce livre, pour Hitler, Rosenberg et les premiers nazis, dont la culture historique était aussi rudimentraire que fantasmagorique, ce fut La Genèse du XIXe siècle du théoricien racialiste Houston Stewart Chamberlain, où il réduisit de manière absurde l’Histoire de l’humanité à celle d’une contamination progressive de la race pure des Aryens par des races soi-disant impures. Ils en recueillirent les thèses absurdes et pseudo-scientifiques comme d’un testament qu’ils répandirent en Allemagne.

J’évoquais plus haut une hypnose collective. Cet usage d’un mot qui appartient au champ sémantique du fantastique est symptomatique de notre attitude face au nazisme en général, phénomène à ce point effrayant qu’il continue d’échapper en partie à notre compréhension. C’est pourquoi Le Testament du docteur Mabuse reste aujourd’hui un film si évocateur, qui définit le nazisme comme une chose diffuse, gazeuse, qui se répand, comme des mots qui frappent, comme une hypnose qui progresse, comme un regard qui fixe (le regard hypnotique de Mabuse, toujours incarné par l’impressionnant Rudolf Klein-Rogge) ou des points qui se serrent hystériquement (ceux de Baum répliquant la gestuelle d’Hitler). On y trouve parfois un plan génial résumant ce mal en une seule image : ainsi, Baum/Mabuse quittant le commissariat avec derrière lui, à l’horizontale du plan, des affiches portant le mot « Mord » (« Meurtre »), comme un cortège de crimes dans son sillage.

Dans le film, Mabuse et « l’organisation » ont un adversaire de taille, qui s’oppose par son pragmatisme à l’avènement de l’Empire du crime : le méthodique Commissaire Lohmann (Otto Wernicke), le même qui arrêtait M (Peter Lorre) – ce qui fait de ce film autant une suite de M le Maudit que de Docteur Mabuse, Le Joueur. Mais alors que dans M le Maudit, Lohmann et la pègre s’alliaient pour arrêter un homme, ici ils luttent pour prendre le contrôle de tous les hommes, de la société, qu’une carte représente dans le bureau de Lohmann. Au regard hypnotique de Mabuse répond le regard perçant et railleur de Lohmann, un éternel cigare à la bouche. Il trouvera en Kent, un membre de l’organisation qui se repent pour l’amour d’une femme, l’allié de l’intérieur qui lui manquait. Mais vient-il définitivement à bout de Mabuse ? Pas tout à fait. Dans Docteur Mabuse, Le Joueur, Mabuse figurait l’esprit d’une époque, celle de la République de Weimar. Ici, il figure plutôt un esprit du mal immortel se transmettant de corps en corps, d’esprit en esprit, recherchant l’époque et les individus qui seraient les plus aptes à l’incarner. Lohmann n’est donc que momentanément victorieux ; comme il l’indique lui-même à la fin du film, les pouvoirs de Mabuse dépassent ses compétences de Commissaire. Il manqua à l’Allemagne du début des années 1930 un Lohmann capable d’arrêter les nazis et d’empêcher leurs actions de terreur en vue de leur avènement.

Censuré par les nazis arrivés au pouvoir, Le Testament du docteur Mabuse ne sortit en Allemagne qu’en 1951 (date étonnamment tardive). Mais lorsque Lang fut convoqué en 1933 par Goebbels, ministre de la propagande du Reich, ce ne fut pas pour rendre des comptes : Goebbels et Hitler admiraient ses films, en particulier Metropolis et Les Nibelungen (co-écrits avec une nazi, sa femme Thea Von Harbou, ils témoignaient d’une compréhension ambivalente des mythes allemands et des symboles du pouvoir), et lui proposèrent de prendre la direction du département cinématographiques du ministère de la propagande. On connait la suite (quoique les détails divergent selon les versions) : Lang refusa l’offre qui lui avait été faite (ou garda le silence), divorça de Thea Von Harbou en avril 1933 et quitta seulement ensuite l’Allemagne pour la France, puis pour les Etats-Unis, rejoignant d’autres cinéastes allemands déjà exilés, notamment Murnau et Lubitsch. Pendant ce temps, en Allemagne, Mabuse, comme sorti de l’écran, triomphait et l’empire du crime advenait.

Strum

Cet article, publié dans cinéma, cinéma allemand, cinéma européen, critique de film, Lang (Fritz), est tagué , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

16 commentaires pour Le Testament du docteur Mabuse de Fritz Lang : avènement de l’Empire du crime

  1. modrone dit :

    Tu as sûrement vu comment Chabrol parle formidablement du film. C’est vrai que l’on n’est plus dans le serial du muet de Spieler mais quel film, quelle claque. Quant à la fameuse entrevue et à l’offre de Goebbels c’est peu dire que les versions divergent. La question reste posée… mais quelle toile d’araignée a su tisser Fritz Lang. Je le revois régulièrement. A + l’ami.

    J’aime

  2. Strum dit :

    Je ne suis pas sûr d’avoir lu ce que Chabrol dit précisément de ce Mabuse-là (et pour couronner le tout, je crois que j’ai perdu le livre que j’avais sur Lang), mais je connais l’admiration sans faille de Chabrol pour son maitre allemand. Il y a d’ailleurs des points communs entre leur cinéma, même si le français ne possède évidemment pas le génie de l’allemand, notamment cette manière de raconter toujours plus que ce que montre l’intrigue de surface. Je crois que je vais enchainer par une chronique sur Le Diabolique docteur Mabuse, histoire de clore la série langienne, dont Le Joueur reste pour moi le joyau.

    J’aime

  3. J.R. dit :

    « […]peut bien décevoir sur un plan cinématographique par rapport à la verve feuilletonesque et à l’inventivité formelle de Docteur Mabuse, Le Joueur (1922) et ne pas posséder non plus la force expressive et immédiate de M Le Maudit (1931) » Tout à fait d’accord. Mais cet opus était considéré dans les années 90 comme l’Everest de Lang. Deux images m’impressionnent encore durablement ; la surimpression de Mabuse prenant possession d’un autre, et celle où il écrit sur un cahier avec frénésie, comme on ré/imprime un cerveau. En 1933 il n’y avait pas la télé et d’internet. Mabuse aujourd’hui, je pense, ne pourrait pas être vilain. Si je voulais décrire le totalitarisme aujourd’hui je ne pourrais pas lui donner le visage ingrat du nazisme – où je serai un mauvais cinéaste -, il devrait avoir un visage amical, photogénique, le Mal s’incarnerait dans un esprit « considéré » comme brillant. L’ennemi d’aujourd’hui ne ressemble pas à celui d’hier, il convient à chaque génération de reconnaître son Mabuse… L’ignorance est notre vrai maître. Il l’est aussi de ceux qui s’auto-proclament possesseur d’une pensée plus haute… ou plus complexe. Qui est notre Mabuse ? Je ne préjuge de rien, peut-être suis-je de son parti.

    J’aime

    • Strum dit :

      Hello J.R. C’est vrai que la scène de « possession » conserve une grande force. Qui est Mabuse aujourd’hui, je ne saurais le dire d’un mot. Mais je ne comparerais pas le totalitarisme d’hier à la société d’aujourd’hui, du moins je ne les mettrais pas sur le même plan. Il y a certes beaucoup de choses à dire sur nos sociétés occidentales d’aujourd’hui (j’imagine que c’est là que vous vous situez), mais elles ne sont pas totalitaires au sens strict. Elles font face à un autre contexte aussi, celui de la mondialisation qui change beaucoup de choses, et à une autre révolution, la révolution technologique. C’est une discussion que nous pourrions avoir d’ailleurs à propos du dernier Mabuse que je chroniquerai prochainement. Sinon, l’ignorance est un dangereux maitre en effet.

      J’aime

  4. Bonsoir Strum. Je vous renvoie au livre remarquable de Bernard Eisenschitz « Lang au Travail » qui parle longuement de chaque film. Les circonstances qui entourent le tournage, la diffusion du film, et son interdiction, le départ d’Allemagne de Lang et son exil sont extrèmement détaillées.
    L’interdiction du film par le pouvoir nazi a pour principales raisons le danger bolchevik ( le film montre qu’une organisation peut menacer les fondements de l’état), et la folie, tabou majeur de l’idéologie national-socialiste. Au sujet du Testament, l’auteur indique « qu’aucun film ne saisit le trouble du temps( uneatmosphère de guerre civile larvée) avec autant de lucidité. Lang n’a pas désigné directement le péril nazi, il y a été aveugle, mais il a senti son temps comme personne. Il décrit des gouffres qui ne sont pas encore ouverts ». Il serai trop long de développer tout ce qu’évoque et analyse brillament Eisenchitz mais un passionné de Fritz Lang se doit de posséder ce livre majeur. Nöel approche….

    J’aime

    • Strum dit :

      Bonsoir Jean-Sylvain, et merci pour cette référence. Je connais l’ouvrage de Eisenschitz et je l’ai feuilleté. Mais je ne le possède pas. Je partage mon temps libre (limité) essentiellement entre le cinéma et la littérature (romans, essais, etc.). Il me reste peu de temps pour les livres de cinéma (rassurez-vous j’en ai quand même lu quelques-uns…) et j’aime bien me faire ma propre opinion en voyant un film. Mais c’est vrai que celui-ci ferait un beau cadeau de Noël. 🙂 Si je peux chipoter sur la citation que vous en faites (c’est mon esprit de contradiction qui parle), je ne suis pas sûr que l’on puisse dire en 1933 que Lang avec Mabuse « n’a pas désigné directement le péril nazi, il y a été aveugle ». Il y a trop de choses dans le film qui font penser au nazisme – qui n’est certes probablement pas la seule organisation souterraine visée. Que Lang y ait été aveugle un temps, et même davantage, c’est certain, mais en 1933, cela me parait beaucoup moins sûr. Je n’adhère pas toujours à la thèse du génie qui s’ignore, qui hume le temps et le reflète dans son oeuvre de manière inconsciente.

      J’aime

  5. merci de votre réponse et pas de souci. Le Testament du Dr Mabuse demeure, et là dessus tout le monde est d’accord je pense
    , une oeuvre forte, puissante et passionnante de Lang.

    J’aime

  6. Ping : Le Diabolique docteur Mabuse de Fritz Lang : ces mille yeux qui nous regardent | Newstrum – Notes sur le cinéma

  7. Ping : Docteur Mabuse, Le Joueur de Fritz Lang : tout est jeu | Newstrum – Notes sur le cinéma

  8. Ping : Cure de Kiyoshi Kurosawa : l’homme sans mémoire | Newstrum – Notes sur le cinéma

  9. Ping : M le maudit de Fritz Lang : un assassin jugé par la société | Newstrum – Notes sur le cinéma

  10. Ping : Les Yeux sans visage de Georges Franju : un ange au masque blanc | Newstrum – Notes sur le cinéma

  11. Ping : La Neuvième symphonie de Detlef Sierck (Douglas Sirk) : juxtapositions | Newstrum – Notes sur le cinéma

Laisser un commentaire