Mektoub, My Love: Canto Uno d’Abdellatif Kechiche : corps et lumière

mektoub

Les plans d’ouverture de Mektoub, My Love: Canto Uno sont placés sous l’égide de la lumière : la lumière du midi, telle que la filme plein champ Abdellatif Kechiche ; la lumière divine qu’évoquent deux citations en exergue de la Bible et du Coran. Cette sanctification de la lumière ne quittera jamais tout à fait le film car la plupart de ses scènes extérieures utilisent le soleil comme source de lumière à contre-jour. A cette extase par la lumière, fera écho plus tard une (trop) longue scène de mise à bas d’une chèvre, filmée comme un miracle, au son de Mozart et Bach qui en sont l’équivalent dans le champ musical.

Pourtant, après ces plans d’ouverture relevant d’une mystique de la lumière, vient une scène de sexe qui parait sortie d’un film pornographique. Nous sommes à Sète en 1994. Amin (Shaïn Boumedine), alter ego de Kechiche, aspirant scénariste et photographe, surprend les ébats de son cousin Tony (Salim Kechiouche) et de son amie d’enfance Ophélie (Ophélie Bau) en les observant par une fenêtre. Kechiche filme sous divers angles, de l’intérieur de la chambre, leur joute sexuelle en ne cachant rien de la plastique de son actrice, et en nous montrant ce qu’Amin n’est pas en mesure de voir de son poste d’observation. Cette séquence inaugure une série de scènes où l’opulent fessier d’Ophélie est filmé comme une promesse sensuelle contemplée par Amin, à ceci près qu’à chaque fois c’est davantage la caméra de Kechiche qui s’attarde sur cet ornement rebondi qu’Amin lui-même, ce qui transige avec l’idée selon laquelle seul Amin porterait le regard de Kechiche, ce dernier s’avérant plus voyeur que son personnage contemplatif.

Ce partage primitif entre lumière et sexe annonce une partition, une contradiction, entre les aspirations d’Amin et le monde qui l’entoure. C’est un monde sensuel, de soleil et d’amour (au sens charnel du terme), où des jeunes filles au physique avantageux et dépourvues de pudeur s’étourdissent de chaleur et d’eau le jour, dansent dans les bars et les boites de nuit le soir, s’oubliant dans la couleur de blé du soleil puis dans les bras de la nuit. Kechiche filme une tribu, une famille d’origine tunisienne et ses amis, qui tous se ressemblent, représentant une culture méditerranéenne chaleureuse mais où les hommes portent sur les femmes un regard univoque, les réduisant à des corps à posséder ; jeu d’été certes, quoique le marivaudage soit plus lourd et moins bien écrit que chez Marivaux et Rohmer, mais aussi vision un peu fantasmée puisque toutes les jeunes femmes sont belles et faciles, aucune ne régimbant, toutes tombant comme des mouches et riant du moindre compliment. On pourrait en faire le reproche à Kechiche, et d’ailleurs son cinéma est avare en contrechamps extérieurs au cercle de personnages filmé, son style consistant à cadrer de près et exclusivement les corps et les visages en écoutant longuement des dialogues qui semblent improvisés, ce qui a certes l’avantage de conférer à ses portraits cette impression de vérité et de naturel qui fait la force du film. Ce regard souvent unilatéral s’avérait plus problématique dans La Vie d’Adèle à cause d’une caricature sociale ici absente.

Or, Amin, et c’est tout l’intérêt du personnage, ne fait qu’à moitié partie du monde représenté par le reste de sa famille ; il n’en est pas acteur mais spectateur. C’est un « observateur » du monde, comme le disait Robert Walser de Simon Tanner, et il en faut. Parce qu’il est un artiste, un voile mental le sépare du monde tactile comme s’il avait toujours le sentiment d’exister ailleurs, comme s’il regardait les autres à partir d’un territoire secret (celui où il regarde des films muets durant la nuit). Tout cela n’est pas dit explicitement, et Amin ne révèle jamais ce qu’il pense vraiment, mais son attitude en retrait, ses regards, ses silences, nous le laissent deviner. On le voit bien dans ses rapports avec les filles. C’est le seul garçon du film qui ne les embrasse pas alors que sa beauté pourrait lui promettre bien des plaisirs ; non pas qu’il soit homosexuel, mais du fait de son tempérament artistique et de sa timidité, c’est avec les yeux qu’il touche ces corps qui s’offrent à lui. C’est avec ces mêmes yeux qu’il a vu Ophélie nue au début du film et quand il lui propose de poser nue pour lui, c’est une façon de toucher Ophélie avec ses yeux d’artistes.

Cette proposition montre combien le regard qu’il porte sur elle a changé. Lorsqu’il regarde les anciennes photographies qu’il a prises d’Ophélie dans sa ferme, on s’aperçoit qu’elles la représentent couverte d’un châle avec un agneau dans les bras, représentation symbolique d’une pureté auréolée de lumière, la lumière du début. Cette image de pureté a été détruite par la scène de sexe inaugurale entre Ophélie et Tony qu’il n’aurait pas du voir. Aussi, pour aimer Ophélie en tant que femme, Amin doit-il maintenant oublier ou dépasser Ophélie en tant qu’objet sexualisé. A la fin du récit, il en est encore loin. Pendant la longue scène de boite de nuit où le fessier puissant d’Ophélie est plus que jamais le point de mire de la caméra de Kechiche comme de plusieurs personnages, on a l’impression qu’Amin, à force d’observer, finit par réprouver cette exhibition permanente et complaisante, comme s’il aspirait à recouvrir d’un voile cette chair exhibée. Il y a ici une contradiction que le récit ne peut résoudre, sans doute parce qu’elle en est le sujet, entre la complaisance et la vulgarité de sa caméra (que l’accueil critique unanimement favorable ou presque a tendance à passer sous silence) et ses élans occasionnels vers la pureté. C’est comme si le film racontait deux éducations en parallèle : d’un côté, une éducation sentimentale inachevée car Amin a un pied dans chaque monde (le monde réel et le monde de l’art), de l’autre, une éducation artistique réussie (toutes deux reflets sans doute de celles du jeune Kechiche qui passa sa jeunesse à Nice).

A cet égard, le personnage de la niçoise Charlotte est très important, car elle est le seul contrechamp du film (Amin, spectateur en retrait, n’en est pas un). Draguée puis trompé par Tony, comprenant que les armes de l’aplomb et de la flatterie qui l’ont d’abord séduites sont aussi celles de sa veulerie (voir cette scène de dispute où Tony lui dit sans conviction qu’elle est « la femme de sa vie »), elle est comme un personnage de Rohmer qui se serait perdu dans le film. C’est pourquoi elle possède une morale amoureuse différente du reste du groupe, porte un autre regard, tient un autre discours, sur l’amour qu’elle ne réduit pas au seul jeu charnel. C’est vers elle qu’Amin se tourne à la fin, lassé, momentanément peut-être, de la vulgarité d’Ophélie (bien que cette dernière soit aussi, à sa manière, source de vie qui le réchauffe comme un soleil), et recherchant des plaisirs moins partagés avec les autres, moins collectifs, plus intérieurs, plus contemplatifs. Les acteurs sont très bien (en particulier Shaïn Boumedine et Ophélie Bau) et comptent pour beaucoup dans la réussite du film, indéniable malgré nos réserves et certaines longueurs. Une suite est prévue.

Strum

Cet article, publié dans cinéma, Cinéma français, critique de film, Kechiche (Abdellatif), est tagué , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

23 commentaires pour Mektoub, My Love: Canto Uno d’Abdellatif Kechiche : corps et lumière

  1. Laura dit :

    J’aime ta façon de décortiquer un film.
    Hâte de pouvoir voir celui et de revenir lire cet article et en comprendre ainsi certains détails.

    Merci pour ce bel article.
    Bon weekend

    Aimé par 2 personnes

  2. Goran dit :

    Pas encore vu celui-là, mais pour l’instant en dehors de son premier film je n’ai jamais été déçu avec Kechiche…

    J’aime

  3. Martin dit :

    Salut Strum. Merci pour cette chronique, très intéressante.

    J’hésite toujours à aller voir le film. Pourtant, je suis parmi les défenseurs de « La vie d’Adèle », film auquel je pardonne ses excès. Mais c’est mon seul Kechiche à ce jour…

    Là, je ne sais pas pourquoi, quelque chose me dit que ça ne va pas me plaire. Peut-être parce que je serai moins à mon aise que devant la contemplation d’une homosexualité à laquelle je me sens étranger. Va savoir…

    Une question sur la forme de ta chronique : à la fin, tu parles de « nos réserves ». Pourquoi ne pas dire « mes réserves » ? Ne t’exprimes-tu pas en ton seul nom ?

    Aimé par 1 personne

  4. Strum dit :

    Salut Martin. Si tu as aimé La Vie d’Adèle, je ne vois pas ce qui te retiendrais de voir celui-ci. Sache si cela peut t’aider que j’y ai été avec pas mal d’appréhension et qu’au final j’ai davantage aimé que ce à quoi je m’attendais. Concernant le « nos réserves » : pure formule de réthorique, laquelle enseigne souvent le « nous » dans le discours. Car sinon, évidemment, je ne m’exprime qu’en mon seul nom. 🙂 PS : je te corrige ton « étrangère », non ?

    J’aime

    • Martin dit :

      Euh… si tu peux, oui, puisque c’est bien sûr « étranger » !

      Merci pour tes précisions. Pour rebondir, je te réponds : je crois que j’hésite à voir le film par rapport au sujet (et à ce « voyeurisme » dont j’entends parler ici… et ailleurs, aussi), mais aussi, prosaïquement, parce que j’ai d’autres films que je veux voir d’abord… et que je ne suis pas sûr d’avoir le temps pour tout.

      J’aime

  5. lorenztradfin dit :

    « …le regard de Kechiche…. plus voyeur que son personnage contemplatif. » Toutafé…. Merci – bien pour cette « lecture avisée » !

    J’aime

  6. tinalakiller dit :

    Le film ne m’attirait pas plus que ça (et j’avais peu aimé La vie d’Adele et sa représentation du sexe) mais je dois avouer que ton analyse me fait titiller ! 😀

    J’aime

  7. Strum dit :

    Oui, il y a du voyeurisme mais aussi des choses intéressantes et les acteurs sont très bien. 🙂

    J’aime

  8. Pascale dit :

    J’avais beaucoup aimé Adèle.
    Une histoire d’amour pour moi.
    Et j’ai adoré L’esquive et la graine…
    J’hésitais pour celui-ci.
    Je suis décidée après t’avoir lu : je n’irai pas.
    En lisant les critiques, j’avais l’impression d’avoir vu le film : des jeunes à poil du soleil de l’eau de la musique et rien…
    Regarder la BA du film m’a confirmé cette impression tant elle correspond bien aux critiques.
    3 heures à regarder du vide dans la lumière de l’été. Non merci.
    Et ta chronique superbe certes… m’a filé la gerbe.
    Le regard insistant obsédant (obsédé !) d’un homme de l’âge de Kéchiche sur le (gros ?) cul d’une jeune fille (ok elle est daccord elle a signé) m’est devenu absolument insupportable à endurer au cinéma.
    Je ne supporte plus, mais vraiment plus, la facon dont les hommes réalisateurs (Kechiche n’est pas le seul hélas) qui avancent en âge posent leur caméra sur les jeunes filles. J’ai vraiment envie de leur dire d’aller se palucher avec un sopalin dans les chiottes.
    Ce n’est pas ce que j’ai envie de voir ou comprendre au cinéma.
    Et ce ne sont pas les lumières et cadrages ou mouvements de caméra qui me convaincront de la démarche artistique..
    Je crois que ta note m’a mise dans le même état de révulsion (répulsion ?) que la scène du gars qui regarde des vidéos islamistes dans un film récent (trou de mémoire sur le titre). Non c’est pire.

    Toutes mes excuses pour le ton de mon commentaire 🙂
    Jai dû me laisser influencer par les on dit et la réputation du réalisateur…

    J’aime

    • Strum dit :

      Cela m’embête que tu ne veuilles plus voir le film à cause de ma critique, mais sur le fond je comprends très bien ta position car j’ai hésité à voir le film pour les mêmes raisons. C’est un film complaisant à ce sujet, car il montre beaucoup cette vulgarité que le personnage principal semble in fine lui-même repousser. J’ai essayé de trouver un équilibre dans ma critique entre analyse et prise de position, en essayant de conserver du recul. Pas sûr d’avoir réussi au vu de ta réaction – ou alors j’ai trop bien réussi mon coup. 🙂

      J’aime

  9. Pascale dit :

    Tu n’es en RIEN responsable rassure-toi. En lisant toutes les critiques presse sur Allociné, j’avais déjà des convulsions. En regardant la BA je soupirais d’ennui. Ah ces gros plans ! Ah ces contre-jour ! On y voit déjà bien le vide. Ok c’est l’été, il fait chaud, on se baigne… So what ?
    Et c’est typiquement le genre de film pour lequel je serais incapable de prendre du recul (tu as compris pourquoi…). Bravo de réussir à le faire.
    Je ne t’en veux pas, je te remercie au contraire 🙂

    J’aime

  10. Pascale dit :

    En fait, dernière précision 🙂 Tu as tellement bien expliqué (contrairement aux critiques encartés) que j’ai compris que c’est absolument le film qui va me donner de l’urticaire. Merci pour ma peau donc.

    J’aime

  11. Ping : Bilan de l’année 2018 | Newstrum – Notes sur le cinéma

Laisser un commentaire