Une Histoire immortelle d’Orson Welles : masques et marionnettes

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A première vue, Une Histoire Immortelle (1968) est une pièce rapportée dans la filmographie d’Orson Welles, réalisée pour l’ORTF et diffusée à la télévision française en 1968 (mais exploitée en salles ailleurs). Pourtant, on y retrouve la manière inimitable de Welles, ces images baroques en contre-plongée ou plongée, qui par les changements de perspective du cadre révèlent l’instabilité du point de vue, et par leur profondeur de champ, l’angoisse d’un monde trop vaste pour pouvoir être dominé. C’est son premier film en couleur, ce qui a un impact technique sur la profondeur de champ que Welles recherchait systématiquement dans ses précédents films en noir et blanc. Ici, la profondeur de champ est créée par des effets de lumière à l’arrière-plan, bricolés par le chef opérateur Willy Kurant, et non plus par l’usage de ces courtes focales que Welles affectionnait.

L’histoire du film pourrait être une parabole racontée dans Le Procès (1962) ou Mr. Arkadin (1955). Clay (Orson Welles), un riche marchand vivant à Macao, désire au soir de sa vie mettre en scène une histoire que racontent les matelots. Cette histoire, la voici, elle est simple et courte : un vieillard offre sa jeune femme à un marin de passage pour une poignée de guinées. Clay demande à Levinsky (Roger Coggio), son comptable, de trouver dans la ville les personnages pouvant jouer ces rôles. Ce qui intéresse Clay, c’est de donner vie à l’histoire, de transformer la fiction en réel, de diriger un moment la vie de ces deux personnes comme si elles étaient des « marionnettes » entre ses mains.

Ce thème du créateur qui veut régir la vie des autres a traversé avec d’autres toute l’oeuvre de Welles, directement, ou indirectement au travers de masques et de faux-semblants. Car il y a deux manières d’assouvir la tentation du pouvoir : soit en conquérant une position sociale permettant de diriger les autres à sa guise, soit en se retirant dans une forteresse mentale où l’on revêt en toutes circonstances un masque permettant d’échapper au danger de tomber sous la coupe d’autrui. Dans Citizen Kane, Othello, La Splendeur des Amberson ou Falstaff, un personnage exerce ou tente d’exercer son pouvoir directement. Dans Mr. Arkadin, La Dame de Shanghai, La Soif du mal ou Le Procès, les masques sont de sortis. Et certains de ces films appartiennent aux deux camps. A chaque fois, l’homme qui veut dominer comme l’homme dominé en paie le prix et l’illusion du pouvoir se dissout, pareille à un mauvais rêve.

Dans Une Histoire immortelle, Clay réalise son souhait. Virginie (Jeanne Moreau) et un matelot de passage passeront une nuit d’amour sous son toit. De nouveau, un prix devra être payé par le metteur en scène voulant faire des autres ses marionnettes. Plusieurs pistes abordées par ce film-nouvelle, au récit à peine ébauché, demeurent toutefois inexplorées d’où une impression d’inachèvement, d’arrêt avant l’heure, peut-être parce que le matériau littéraire adapté, une nouvelle de Karen Blixen, n’en disait pas davantage. Levinsky semble au début un épigone du Bartleby de Melville, qui veut qu’on le laisse tranquille, mais on n’en saura pas plus. Virginie est la fille de l’ancien associé trahi de Clay, qui s’est suicidé, mais l’idée qu’elle puisse faire de la proposition de Clay l’instrument de sa vengeance n’est qu’effleurée. Au fond, le film est un peu décevant, ou d’une retenue qui retient un peu l’émotion du spectateur, parce qu’il s’identifie à son propre objet, parce qu’il est presque trop lucide. Clay n’arrive à rien de ce qu’il voulait. Cette histoire d’une nuit ne sera pas répétée (le matelot l’a juré) et n’accèdera jamais au statut d’immortalité promis par le titre. Personne n’a le pouvoir de faire d’une fiction une réalité prévue à l’avance, de contrôler le réel ainsi produit. A l’issue de cette nuit du jugement, ce qui est révélée c’est que Clay était lui-même la marionnette de son désir. Il disait que tout amour désagrège et détruit, mais il se trompait si l’on en juge par ce que semble éprouver Virginie.

Une Histoire immortelle n’est pas le dernier film de Welles, mais par le rôle qu’il se donne, celui d’un homme abimé et vieilli avant l’heure, qui nous prend à partie en regard caméra, il a quelque chose d’un testament sans héritier. Une curiosité : Welles n’aimait pas son nez qu’il jugeait trop petit et porte ici une prothèse instable qui semble évoluer de plan en plan. L’effet produit est singulier et donne l’impression qu’il porte une succession de masques différents le long du film. Le film fut tourné en Espagne où Welles vivait à cette époque. On y trouve quelques belles couleurs, même si les prises de vue de Kurant sont inégales, et le montage parfois heurté.

Strum

PS : C’est un film court. Préférez la version anglaise (54 ou 55 minutes) à la version télévisée française (47 minutes).

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2 commentaires pour Une Histoire immortelle d’Orson Welles : masques et marionnettes

  1. princecranoir dit :

    Cette Histoire Immortelle ne l’était pas dans mon souvenir, avant de te lire, j’aurais été incapable de retrouver ne serait-ce que le début du commencement d’un élément de scénario. Certes, quelques décennies ont passé depuis que je l’ai vu, mais tout de même. Seules quelques images fugitives et sibyllines avec Jeanne Moreau restent gravées dans mon esprit. Les choix de la mémoire.

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    • Strum dit :

      C’est aussi je pense parce que c’est un film particulièrement court (55 minutes dans sa version anglaise), une histoire à peine ébauchée où comme je le disais le récit finit à peine après avoir commencé.

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