Battement de coeur de Henri Decoin : Cendrillon à Paris

battement-de-coeur-1939-10

Battement de coeur de Henri Decoin est un joyau méconnu du cinéma français, une comédie de 1940 qui n’a rien à envier aux screwball comedies américaines de l’époque. Sorti en février 1940 pendant la « drôle de guerre », soit avant le Blietzkrieg et l’invasion de la France par l’Allemagne (et non durant l’occupation), c’est une sorte de variation autour du thème de Cendrillon, comme l’était déjà Retour à l’aube (1938) du même duo Decoin – Darrieux. Mais à la différence de ce dernier film, qui s’achevait par un difficile retour au réel, la désillusion n’a pas droit de cité dans Battement de coeur où triomphent la fantaisie et les rêves de jeune fille.

C’est l’histoire d’une orpheline échappée d’une maison de correction. Echouant dans une école de pickpocket tenue par Saturnin Fabre (formidable mise en place d’une légèreté et d’une amoralité lubitschiennes), Arlette (Danielle Darrieux) se retrouve contrainte de tenir le rôle de nièce d’un diplomate dans un bal mondain, ayant été engagée par un ambassadeur mutique (André Luguet, très amusant) afin de voler la montre de l’amant de sa femme, Pierre de Rougemont (Claude Dauphin). Conformément aux principes de la screwball comedy, que Decoin et Darrieux ont ramenés d’Amérique après y avoir séjourné quelques mois, Arlette se montre rétive aux instructions et finit par tirer parti de la situation, se révélant si irrésistible que de Rougemont en tombe amoureux. Innocente de prime abord, elle possède une faculté d’adaptation prodigieuse qui fait penser que son innocence n’est que de façade, Arlette appliquant de manière détournée les leçons de manigance inculquées par Fabre (« je le jure sur la tête de mon père ! » assure notre orpheline au visage d’ange). Cendrillon a fait bien des progrès depuis Perrault et même Retour à l’aube ; sa petite pantoufle de vair est devenue maillot de bain aguichant. Les deux scènes où Danielle Darrieux siffle avec ses doigts pourraient tout aussi bien provenir de chutes de L’Impossible Monsieur Bébé (1938) de Hawks avec Katharine Hepburn dans le rôle. Certes, Claude Dauphin n’est pas Cary Grant, mais il s’avère un valable substitut avec sa diction de chargé d’ambassade que font dérailler des agacements d’adolescent. Certaines idées de mise en scène (le portrait dans le médaillon, les contrechamps sur le chien qui regarde et n’en pense pas moins, le gag de la cigarette), certains jeux de mots (« voler de ses propres ailes »), font même penser à Lubitsch, prince de la comédie ; ce n’est pas un mince compliment.

Cerise sur le gateau, ce film pétillant, drôle, intelligent, est aussi une satire de la société française de l’époque, de son hypocrisie qui tolère les mariages blancs. Il nous rappelle que la femme française était privée de droits civiques égaux (voir ce moment où Arlette s’avise qu’elle ne veut pas obéir à un mari « chef de famille » décidant de son lieu de résidence aux termes du Code civil) et nous fait voir cette différence fondamentale entre la France et les Etats-Unis quant à la perception de l’importance des classes sociales. Alors que les comédies américaines de l’époque niaient les différences de classes ou n’en parlaient guère conformément au « rêve américain » selon lequel chacun se fait de ses propres mains sans être tenu par sa qualité à la naissance, la différence de classe entre Arlette et Pierre est l’enjeu de toute la dernière partie du film avant d’être résolue par une solution respectant ces formes auxquelles les français tiennent tant (et peu importe la vérité). Sur le plan de la mise en scène, Decoin découpe son film avec la rapidité qu’appelaient ce scénario et ces dialogues de tout premier ordre et Danielle Darrieux est charmante (elle ne l’a peut-être jamais été autant qu’ici) et d’une vitalité communicative. Enfin, les apparitions de Fabre et Carette sont savoureuses.

Décidément, la filmographie de Decoin mérite d’être redécouverte et pas nécessairement pour ses films aujourd’hui les plus célèbres qui ne sont pas sans lourdeur (Les Inconnus dans la maison, Razzia sur la chnouf, et dans une moindre mesure La Vérité sur Bébé Donge). On peut regretter que ce qui devrait être considéré comme un classique du cinéma français ne bénéficie pas d’une édition DVD de meilleure qualité (sauf erreur, le film n’est disponible que dans la collection Gaumont à la demande). Voilà qui tranche pour le coup avec les screwball comedies autrement mieux préservées et exploitées (et produites au départ ?) d’un point de vue technique et commercial.

Strum

Cet article, publié dans cinéma, Cinéma français, critique de film, Decoin (Henri), est tagué , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

16 commentaires pour Battement de coeur de Henri Decoin : Cendrillon à Paris

  1. kawaikenji dit :

    Decoin, un champion de natation bien mésestimé, malgré de très bons films comme Razzia sur la chnouf ou La Vérité sur Bébé Donge… à réhabiliter en effet comme tu le fais, aux côtés de Grangier.

    J’aime

    • Strum dit :

      J’aime bien La Vérité sur bébé Donge mais j’ai préféré cette formidable comédie. Ce qu’il manque à Decoin, cela dit, c’est un style pérenne.

      J’aime

      • kawaikenji dit :

        c’est quoi un style pérenne ^_^ ? Il y a des grands cinéastes qui n’ont pas de style particulier, comme Fleischer ou Frankenheimer par exemple.

        Aimé par 1 personne

        • Strum dit :

          C’est tout un débat, presque sans fin, et un cinéaste comme Fleischer est effectivement un bon contre-exemple, mais pour moi, un grand cinéaste, comme un grand écrivain, est quelqu’un qui a un style distinctif, un monde visuel bien à lui, une amosphère bien à lui. Tous mes cinéastes favoris ont en tout cas cette qualité, ce trait distinctif.

          J’aime

  2. Bonsoir Strum. Trés joli film et belle chronique. Le parallèle avec la « screwball comey » est en effet bienvenu mais il y a quand même quelque chose de typiquement français, je ne saurais dire quoi, (les moeurs légères ?). Vos remarques sur les acteurs et Lubitsch sont très justes et j’adore ce film.
    J’ai été déçu, par contre, par Bébé Donge, (revu récemment) et Les inconnus dans la maison est bien lourdingue, en effet. Toutefois, si vous voulez découvrir un Decoin méconnu, je vous conseille chaudement « Au grand Balcon », découvert par hasard sur le cable. C’est sur les débuts de l’Aérospatiale, (scénario de Joseph Kessel), Pierre Fresnay est épatant ( c’est bien normal aurait dit l’inspecteur Wens) et c’est un vrai film d’aventures à la française, une histoire d’hommes vraiment captivante qui n’a pas à rougir des films américains sur l’aviation. Une vraie réussite.

    J’aime

    • Strum dit :

      Bonsoir Jean-Sylvain et merci. Ce qui serait typiquement français pour moi, ce serait plutôt l’accent mis sur les différences de classe car quant à la légèreté, Lubitsch reste l’insurpassable modèle (chez lui les moeurs sont encore plus légères encore que ce soit souvent par allusion). Merci pour votre recommandation sur Au Grand Balcon que je n’ai pas vu. Je le note pour plus tard.

      J’aime

  3. princecranoir dit :

    Je n’ai pas encore vibré au son de ce « battement de cœur », mais cet éloge m’encourage au rattrapage !
     » Donc mon cœur bat ! (…) Le plus amusant dans l’histoire, c’est que c’est mon metteur en scène de mari qui dirige, et par conséquent c’est lui qui demande à mon cœur de battre pour une autre… Enfin… Le Cinéma a des exigences bien à lui, et je bats au commandement de l’époux.  » Danielle Darrieux in Cinémonde n°560, 12 juillet 1939.

    J’aime

  4. Martin dit :

    Oh oh ! Tout cela est ma foi très tentant. Pour plusieurs raisons.
    Je suis toujours friand d’anecdotes autour des films tournés pendant la guerre.

    Merci d’avoir parlé de celui-là, Strum.
    Il faut vraiment que j’apprenne à mieux connaître Danielle Darrieux.

    Aimé par 1 personne

  5. Pascale dit :

    C’est vrai qu’elle est ravissante et une reine de comédies. Claude Dauphin en arrière plan n’a effectivement pas la classe de Cary Grant.
    J’ai l’impression de ne pas avoir vu tant fe films de DD. Et bien sûr as usual tu me tentes…

    Aimé par 1 personne

  6. Ping : La Vérité sur Bébé Donge de Henri Decoin : « qu’est-ce qui a de l’importance ?  | «Newstrum – Notes sur le cinéma

  7. Ping : J’étais une aventurière de Raymond Bernard : la possibilité d’un nouveau départ | Newstrum – Notes sur le cinéma

Laisser un commentaire