Voir un film, c’est entre autres choses se demander où il nous conduit. Sicario (2015) de Denis Villeneuve entend nous convaincre que, face aux barons des cartels de la drogue mexicains, la loi ne peut rien et que seuls des barbouzes, des tueurs, agissant dans l’illégalité, pourront en venir à bout (avant que d’autres têtes de l’hydre ne les remplacent). Quoiqu’on pense d’un tel constat, il doit pouvoir être discuté. Or, c’est précisément ce que Sicario interdit par la faiblesse de son personnage principal comme par sa structure narrative.
Au début du récit, Kate Macer (Emily Blunt), une agent du FBI basée à Phoenix en Arizona découvre trente-cinq cadavres dans une maison de l’horreur. C’est le cartel de la drogue de Sonora qui est responsable de ces assassinats et en particulier Fausto Alarcon qui le dirige. Kate accepte de rejoindre une unité de la CIA travaillant sous les ordres de Matt Graver (Josh Brolin) à laquelle s’est joint le mystérieux Alejandro, ancien procureur à Mexico – c’est lui le sicaire du titre, un tueur dépourvu d’états d’âme que Benicio Del Toro incarne avec l’autorité qu’on lui connait.
On sait depuis plusieurs années les horreurs commises ou permises par les cartels de la drogue mexicains, en particulier les meurtres de femmes se comptant par milliers qui ont eu lieu à Ciuda Juárez, cette ville sans foi ni loi faisant face, côté mexicain, à El Paso au Texas. Roberto Bolaño y a notamment consacré son dernier roman, le livre-monde 2066, qui tente de cerner cet indicible en démultipliant les points de vue. On imagine l’indignation du texan Taylor Sheridan, scénariste du film, lorsqu’il a mené une manière d’enquête sur les cartels de la drogue mexicains en interrogeant des immigrés clandestins mexicains. D’ailleurs, Villeneuve filme souvent la zone tampon entre le Mexique et les Etats-Unis d’en haut, comme un territoire étranger à notre entendement, échappant aux lois de ce monde, pareil à une planète dévastée où les méandres du relief dessinent d’incompréhensibles arabesques (il ne procédera guère différemment dans Blade Runner 2049, toujours avec le chef opérateur Roger Deakins).
Alejandro l’affirme, c’est ici un « pays de loups » (autre façon de dire après Hobbes que l’homme est un loup pour l’homme) ; quiconque y pénètre doit abandonner tout espoir. Fallait-il pour autant faire de Kate un personnage aussi impuissant, alors même qu’elle est notre relais dans le film, découvrant en même temps que nous le territoire maudit des cartels et les cadavres nus suspendus aux infrastructures routières de Ciudad Juárez ? Car Kate est un personnage-fonction, un personnage-prétexte, chargé d’introduire progressivement les spectateurs dans le pays au-delà du bien et du mal des cartels et du sicaire. Sheridan utilise un vieux truc de scénariste propre à assurer l’identification du spectateur : tout ce que nous apprenons, nous l’apprenons en même temps qu’elle et l’effroi qu’elle ressent nous le ressentons à travers elle. De fait, la première incursion dans Ciuadad Juárez impressionne, Villeneuve filmant la traversée de la ville par une colonne de voitures avec le découpage lisible et pédagogique qui caractérise sa mise en scène, les images montrant ce que les mots seuls ne pourraient décrire. Mais quand bien même Kate serait instrumentalisée par Matt et Alejandro pour servir de couverture à leurs opérations illégales, le degré d’ignorance dans laquelle elle est laissée et son statut de personnage-fonction se retournent contre le film. Non seulement parce qu’on se demande comment cet agent du FBI pas né de la dernière pluie peut accepter d’être traitée ainsi au risque de mettre en péril l’opération (problème de crédibilité) mais aussi parce que ce traitement ridiculise son personnage au point d’effacer sa personnalité (problème d’incarnation).
On peut également trouver désagréable le fait de nous présenter comme une jeune fille facilement dupée le seul personnage du récit défendant l’idée que la procédure pénale est un concept essentiel dont l’abolition pure et simple ne saurait être une réponse évidente aux horreurs des cartels mexicains. Contrairement à ce qu’affirment le dossier de presse et les notules rendant habituellement compte du film, Kate n’est pas naïve, c’est un personnage droit se conformant à des principes, ce qui n’est pas la même chose. Au pays des aveugles, les borgnes sont rois. On veut bien entendre que pour éliminer le diable (Alarcon), il faut pactiser avec un autre diable (Alejandro) lequel est opportunément pourvu d’un passé qui justifie émotionnellement ses actes, ou accepter tout du moins de discuter du bien-fondé d’une telle approche mais le point de vue contraire consistant à dire que rien ne justifie de torturer impunément les prisonniers et d’abattre froidement la femme et les enfants d’un assassin, et que c’est par le respect de la procédure pénale et des principes de l’habeas corpus qu’on se distingue du monstre que l’on pourchasse aurait pu être défendu par un personnage un peu plus consistant, un peu moins perdu, un peu moins fonctionnel. Voilà en tout cas un film sombre et dans l’air du temps, un temps de torture tolérée et d’assassinats ciblés télévisés où la limite déclarée de ce qui est acceptable « a été déplacée » (dixit Matt). D’ailleurs, lorsqu’Alejandro torture, on voit Matt ricaner en contrechamp comme s’il jubilait intérieurement. On peut trouver que ce ricanement est une circonstance aggravante, de même que le charisme du sicaire Alejandro qui venge sa famille martyre tel l’ange ténébreux de la justice, et l’on se demande parfois où se trouve dans ce film impressionnant mais unilatéral le point de vue de metteur en scène de Villeneuve par delà la clarté des images de Roger Deakins.
Strum
PS : La suite du film, Sicario : La Guerre des cartels, vient de sortir. On y retrouve Matt et Alejandro mais non le personnage de Kate, expulsée du « pays des loups ». Et pour cause : son personnage n’existait pas en dehors de sa fonction ; ayant rempli sa mission, il n’avait plus d’usage pour la suite.
film extraordinaire et discours an eye for an eye a tooth tout à fait pertinent dans ce cas de figure
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C’est très bien fait, mais j’ai des réserves sur la manière dont ce discours est amené.
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« La suite du film, Sicario : La Guerre des cartels, vient de sortir. On y retrouve Matt et Alejandro mais non le personnage de Kate, expulsée du « pays des loups ». Et pour cause : son personnage n’existait pas en dehors de sa fonction ; ayant rempli sa mission, il n’avait plus d’usage pour la suite. »
Effectivement, les dernières séquences étaient même plutôt flippantes (enfin pour moi) : retour de la femme au foyer (seule dans une pièce sombre), qui n’a pas sa place dans ce pays des loups (= elle ne doit pas avoir le taux de testostérone nécessaire pour valider cette démonstration où la violence fait loi). Film efficace, le message qu’il véhicule nettement moins.
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ça y est, maintenant dans le climat délétère anti-mecs actuel, il est interdit de faire un film sans femmes…
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Ce n’est pas du tout ce que j’ai dit mais si c’est ça que tu veux comprendre, libre à toi.
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Comme d’habitude il interprète et ne comprend rien. C’est tellement plus facile de faire dans l’à peu près et la généralisation… ou l’inverse.
Mais je suis d’accord. La fille n’était qu’un prétexte et mal utilisée, la pauvre. Dans le Sicario la suite, on en revient à la testostérone qu’on connaît, sans nuance. On tire dans le tas, on discute après… J’ai halluciné : Josh Brolin qui tue 25 flics mexicains : « oui, mais c’est des méchants !!! »
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A good Mexican is a dead Mexican.
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Je n’ai pas beaucoup aimé non plus la dernière séquence, efficace mais sinistre.
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En effet la suite est une autre pair de manches
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Je laisserai à d’autres le soin de me la raconter je crois.
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Comme je suis d’accord avec ton article et avec les remarques de 100tinelle ! Quand j’avais griffonné ma note sur le film, je n’avais guère trouver d’écho par d’autres lectures à cette vision absolument instrumentaliste de la femme ! La femme forte est dans l’air du temps ? Qu’à cela ne tienne, plaçons-en une dans le récit, quitte aux deux tiers du récit à l’abandonner après usage. Assez navrant.
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Je n’avais rien lu sur le film avant de le voir. Mais je suis tombé ensuite sur plusieurs notules commençant par « Kate, une policière naïve… » qui ont eu le don de m’énerver. 🙂
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J’ajoute que Sicario a gâché ma vision de Premier contact. Je me suis demandé si Villeneuve ne rejouait pas avec cette image de la femme prétexte (et le scénario un poil alambiqué n’aidait pas à en avoir une idée claire).
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Ah oui carrément. Je n’ai pas eu cette impression devant Premier contact que j’ai vu avant il est vrai.
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Villeneuve fait du divertissement avec des actes à vomir. Pas étonnant que certains trouvent ce film exceptionnel 🙂 ça fait tâche dans la filmo de Villeneuve mais on lui pardonne.
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C’est en tout cas le genre de film qui mérite qu’on discute sur le fond des moyens qu’il met en oeuvre et de sa morale (puisqu’il se place lui-même sur ce terrain-là).
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ALLELUJAHHHH MERCIIII !!! J’ai toujours eu un problème avec ce film (pourtant efficace et bien mis en scène – mais pas exceptionnel) surtout avec le personnage d’Emily Blunt, tu as absolument TOUT dit, merci !!
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De rien, merci à toi Tina. C’est un rôle qui a sans doute dû être difficile à jouer pour Emily Blunt.
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Aucune naïveté chez les uns comme chez les autres, simplement un constat tragique, sur une frontière qui s’efface. Un film sur la chute des valeurs morales, donc un film sur notre temps. Sombre, effrayant, le tunnel choisi pour l’affiche débouche sur un lumière blanche que chacun interprétera à sa façon.
J’ai beaucoup moins de réserves, mais ton article ajoute des reflets qui me plaisent.
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Toute la question est de savoir s’il s’agit d’un film sur notre temps ou dans l’air du temps. Une frontière qui s’efface ou une limite qui se déplace. Quoiqu’il en soit, un film sombre et assez effrayant en effet.
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D’accord avec Princecranoir, Le personnage de Kate dans son incapacité à agir est la figure de la société face au marché de la drogue, c’est désespérant mais je ne vois pas d’autre constat à faire. Je suis en train de regarder la très bonne série « The Wire » en ce moment qui démontre assez bien l’impasse dans laquelle est plongée la société Américaine sur le sujet. Et il ne faut pas oublier qu’il y a un scénariste sur Scicario, Taylor Sheridan, qui a aussi écrit le très bon Comancheria, mais qui ne se signale pas par sa subtilité pour le reste de son travail.
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Tout le problème est pour moi justement de la présenter comme un personnage incapable d’agir alors que sa position de bon sens est que le respect de la procédure pénale est justement ce qui nous distingue des barons de la drogue. Oui, j’évoque le scénariste Taylor Sheridan. Je n’ai pas vu Comancheria mais ça me tente bien.
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