La réussite de L’Autre (1972) de Robert Mulligan tient pour beaucoup à l’intelligence de son scénario, lequel ménage ses effets en nous montrant le début de cette histoire à travers le point de vue exclusif et subjectif de Niles, petit garçon en culottes courtes, aux cheveux blonds, aux yeux bleus. Voici notre petit homme qui s’amuse dans un paysage bucolique, fait de verts pâturages, de forêts aimables, de fermes aux formes familières. Dans une petite boite rouge, il transporte sans doute un de ces objet inoffensifs que les enfants solitaires ont investi d’un pouvoir connu d’eux seuls et que les adultes nomment « jeu ».
On sent pourtant que derrière ces images champêtres du Connecticut rural, quelque chose de singulier se trame. Les plans se succèdent trop vite, les cadrages sont instables, les échelles de plan varient, et surtout il y a ce frère jumeau, Holland, qui suit Niles comme son ombre mais auquel personne n’adresse la parole. Un drame survient assez vite qui confirme ce pressentiment, à l’occasion d’une scène d’un grand pouvoir évocateur, la meilleure du film : Niles rencontre sa grand-mère Ada, d’origine russe, et elle lui fait jouer à un étonnant jeu de dédoublement, qui fait songer que le thème du double se rencontre dans plusieurs récits slaves et d’Europe centrale où les doppelgänger sont figures récurrentes. Niles doit imaginer qu’il est un corbeau survolant la ferme et la contrée, et la caméra de s’élever soudain avec l’oiseau, comme si elle devenait elle aussi corbeau, procédé de caméra subjective qui emmène le film jusqu’à la lisière du fantastique le temps d’une scène. Mais ce n’est pas tout : à cet instant, la très belle musique de Jerry Goldsmith, qui relevait jusque là de l’ôde à l’enfance, se pare soudain de sons dissonants (chaque discorde correspondant à la vision d’une fourche dissimulée dans du foin sur lequel s’apprête à sauter le fils du jardinier). Après cette scène, la musique de Goldsmith ne sera plus la même, se mettant au diapason des évènements à venir.
L’autre grand témoin de l’évolution du récit, c’est la lumière de Robert Surtees, un des grands chefs-opérateurs de l’âge d’or d’Hollywood, jamais aussi à l’aise que lorsqu’il s’agit de filmer des extérieurs. Au début, le film est baigné de soleil, qui fait scintiller la forêt, à la limite de la surexposition. Mais là aussi, peu à peu, quelque chose se passe : la lumière se fragmente, accueille en son sein des ombres, au gré des drames qui se succèdent dans la famille de Niles, jusqu’aux images de la fin qui appartiennent au genre de l’horreur (la girouette tournoyant sous une pluie diluvienne dans la nuit, l’incendie, le regard à travers la vitre). Cette adéquation formelle entre la structure du scénario et les éléments constitutifs de la forme du film (cadrages, lumière, musique) est remarquable. C’est elle qui rend le film saisissant pour le spectateur qui passe en l’espace d’une heure et demi de la vision d’un paradis bucolique à quelque chose se rapprochant des enfers. De fait, au fur et à mesure que la vérité se dévoile dans toute l’étendue de son horreur, le point de vue du récit change, passant d’une narration subjective où tout était vu à travers les yeux de Niles, à un ton s’approchant du narrateur omniscient, moins original sans doute, mais nécessaire afin de nous faire deviner, avant même que la grand-mère s’en aperçoive, que les jeux d’enfant de Niles cachent un « je » fragmenté et dissonant. Ce n’est pas « je est un autre », c’est « l’autre » maléfique qui est à la fois jeu et je. Cet autre, on ne sait d’ailleurs s’il nait d’une aliénation mentale ou d’un sortilège de sorcière russe mal maitrisé ; selon la réponse qu’on donnera à cette question, on verra ici un film fantastique ou non.
Quoiqu’il en soit, le changement dans le récit intervient lentement, comme si la caméra se déprenait à regret du monde innocent de l’enfance, comme si elle ne parvenait pas à croire ce qu’elle voit. A l’instar de la grand-mère, nous aussi mettons du temps à admettre la vérité. Nous sommes habitués aux récits qui, comme Du Silence et des ombres (To Kill a mockingbird) du même Robert Mulligan, utilisent conventionnellement le personage de l’enfant pour raconter la découverte par l’innocence de la violence et du mal de ce monde. Moins à l’idée que le visage innocent de l’enfance puisse dissimuler pareils abîmes et qu’en lui réside la perversion qu’il est censé contrecarrer. Uta Hagen est excellente dans le rôle d’Ada au point que l’on regrette qu’elle n’ait pas joué plus souvent au cinéma.
Strum
Intéressant, même si, je l’avoue, je n’ai lu qu’en diagonale n’ayant pas vu le film.
Je le place néanmoins parmi ceux qui me tentent le plus, d’autant que je maîtrise très mal la carrière de Mulligan.
Pour info, ayant revu il y a peu « the omen », le premier succès de Richard Donner, j’ai découvert que Mulligan avait été pressenti pour le réaliser. Sans doute aurait il rendu plus vénéneux et troublant encore cette diablerie au parfum d’infanticide. Jerry Goldsmith, également de la partie, y récoltera néanmoins son premier Oscar.
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En effet, cela devrait te plaire. Je n’ai pas vu The Omen, mais si c’est aussi troublant que cet Autre, cela doit valoir la peine. Et j’aime bien les musiques de Jerry Goldsmith en général.
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Donner n’est pas Mulligan j’en ai peur (malgré tout le respect que j’ai pour le réalisateur de « Superman »), c’est peu dire que l’approche ne fait pas dans la finesse. Malgré tout le film garde une certaine efficacité, fort du score de Goldsmith qui lui même s’est laissé entraîner dans les chœurs grégoriens.
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Bonsoir Strum et merci pour cette belle analyse pour ce que je considère comme le meilleur film de Mulligan et un grand film tout court. Merci d’avoir souligné le travail subtil de Robert Surtees. Ravi que vous ayez enfin le voir. Dans mon souvenir , il y a une histoire de cadenas qui est la clé du film, du récit..il me semble. Bonne soirée.
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Bonsoir Jean-Sylvain et de rien, il y a une histoire de cadenas à la fin, mais je n’en parle pas pour éviter les spoilers. Déjà, j’ai peur d’en avoir trop dit. Bonne soirée aussi.
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Tu en as dit beaucoup… mais ça fait envie ! Après « Du silence et des ombres » et « Une certaine rencontre », j’en ferais bien mon troisième Mulligan de l’année… si l’occasion se présentait.
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Oui, tu verras, c’est fort différent Du Silence et des ombres, presqu’à l’opposé en fait.
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Et bien… je me demande vraiment ce qui se passe dans cet Autre.
To kill a mocking bird (re re vu récemment) est à la lisière du fantastique parfois avec cette lumière et cette forêt…
Ta note me donne envie mais j’ai l’impression de me répéter 🙂
Rien à voir mais hier j’ai revu Pola X que dans mon souvenir j’avais adoré… Quelle punition ! Mais j’ai tenu jusqu’au bout et remis le DVD immédiatement en vente sur Priceminister.
A part l’interprétation fiévreuse de Guillaume… l’univers de Carax (ici, provoc à deux balles, incestes, scènes de sexe non simulées..) ne me parle vraiment plus. Et l’actrice russe (au destin tragique hélas) quelle interprétation catastrophique.
Ma Catherine se demande ce qu’elle fait là.
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Et honte à ceux qui lisent en diagonale.
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Tu me fais plaisir car j’avais peur d’en avoir trop dit. 🙂 Jamais vu Pola X (je voulais lire le livre de Melville avant et comme je ne l’ai jamais fait…) mais je garde un bon souvenir de Mauvais Sang et des Amants du Pont-neuf de Carax.
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On sent bien qu’il y a des changements ou des ruptures de « style » mais personnellement je ne comprends pas ce qui se passe.
Oui les Amants du Pont Neuf garde(nt) ma tendresse c’est vrai.
Mais bon sang, Holy Motors… pouah.
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Voilà qui ne m’aidera pas à remettre Carax à mon goût du jour. Comme Strum, j’en reste à « Mauvais sang » et « les amants ».
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