La Femme à abattre de Raoul Walsh et Bretaigne Windust : un art simple

the enforcer

Lorsque que l’on regarde La Femme à abattre (The Enforcer) (1951), co-réalisé par Raoul Walsh et Bretaigne Windust, on se dit que le cinéma est un art simple : un procureur qui se remémore une enquête alors qu’un témoin clé lui fait défaut, l’enquête reconstituée à travers une série de flashbacks et, au terme des flashbacks, le témoin retrouvé par un tour de passe-passe du scénario, le tout en à peine 1h30. Mais si c’était si simple, les films policiers seraient-ils tous du même acabit que celui-ci ? Humphrey Bogart aurait-il eu besoin d’appeler Raoul Walsh à la rescousse pour reprendre en main un tournage arrêté à cause de la maladie du réalisateur Bretaigne Windust ?

Nul besoin de compter le nombre de scènes du film pour se rendre compte qu’il y en a pléthore, toutes rapides et vives, selon la manière des films policiers de Walsh. Il y en a tant que compte tenu du nombre de scènes et de plans de transition qu’aurait appelé une narration dans un ordre chronologique, il eût été impossible de faire tenir le film dans le format court des films policiers de la Warner si l’histoire avait été racontée dans l’ordre. Toute enquête policière, quand on en suit minutieusement les étapes, est par nature fastidieuse, sauf à la raconter autrement. C’est précisément l’idée qui préside à la narration de La Femme à abattre : chambouler la chronologie du récit de façon à n’en retenir que les points saillants. Le cinéma ne donne l’impression d’être un art simple que parce qu’il est un art pensé.

Passé le prologue où Joe Rico (Ted de Corsia) décède, privant le procureur Ferguson (Humphrey Bogard) de son témoin la veille d’un procès, tout le film ou presque est un flashback : Ferguson se souvient de son enquête. Celle-ci n’est pas banale car il a démantelé un réseau de tueurs dont le chef, un mystérieux quidam dénommé Mendoza, donne ses instructions de meurtre par téléphone. L’idée du flashback permet de ne retenir que ce qui est utile à l’enquête qui remontera peu à peu jusqu’à Mendoza. Le talent des techniciens (des artistes plutôt) de l’âge d’or d’Hollywood fait le reste : il n’y a pas un plan de trop car Walsh était économe de sa caméra ; des travellings avant et arrière sur les visages introduisent ou finissent les flashbacks, ou bien font office de raccord entre la voix du truand qui parle et le récit qu’il livre aux enquêteurs ; enfin, la lumière de Robert Burks est exceptionnelle, avec un noir et blanc parfois quasi-expressionniste aux contrastes marqués qui scintillent dans la nuit, éclipsant quelques invraisemblances. On n’en attendait pas moins de ce technicien génial qui devait devenir le chef-opérateur attitré d’Hitchcock (immédiatement après La Femme à abattre, Burks commençait le tournage de L’Inconnu du Nord-Express ; Hitchcock, enchanté, ne voulut plus se séparer de lui).

A ce stade de cette critique, le lecteur se figure peut-être que ce film-enquête manque en apparence d’un peu de coeur ou de réserves d’effroi. Il est vrai que les personnages féminins ne sont ici que des silhouettes et que la femme du titre n’est identifiée que tardivement. Pourtant, Walsh n’est pas cinéaste à se contenter de filmer des éléments de procédure pénale. Il y a chez lui trop de vitalisme, trop de dynamisme pour cela. On remarque d’abord que son héros (« The Enforcer », dit le titre original, un garant de l’ordre qui applique la loi fermement, un rôle fait pour Bogart) est sans scrupules, n’hésitant pas à recourir au chantage pour faire parler ses témoins. Surtout, en une scène, Walsh parvient à rendre effrayant ce Mendoza dont on a entendu le nom tout le film sans le voir jusque-là. C’est encore un flashback : Mendoza, un petit homme insignifiant et moustachu, explique à Rico que son activité repose sur une idée simple : tuer un homme sans que l’on soit jamais en mesure de déterminer le motif du meurtre. Il joint alors l’acte à la parole et tue sous les yeux de Rico un commerçant d’un coup de couteau, avec calme, comme on achète son pain. Nous voyons le couteau que prend Mendoza, nous le voyons s’avancer tranquillement vers la victime, mais le reste est hors champ. Par cette seule scène, Walsh démontrait que l’on peut susciter l’effroi du meurtre sans montrer une goutte de sang, sans se complaire dans la représentation de la violence. L’idée suffit. Une leçon que devraient méditer certains cinéastes contemporains déversant par manque d’imagination des litres d’hémoglobine dès qu’ils entendent parler de violence. Un des très bons films de Walsh, qui n’atteint toutefois pas les sommets de L’Enfer est à lui sorti deux ans plus tôt.

Strum

PS : Officiellement, lors de la sortie du film, Walsh ne fut pas crédité comme réalisateur pour des raisons que l’on devine pour l’essentiel contractuelles. Dans les faits, après le départ de Bretaigne Windust, il apposa sa patte sur tous les aspects du film et on reconnait aisément la vigueur et la rapidité caractéristiques de sa mise en scène. Aujourd’hui, La Femme à abattre (The Enforcer) est unanimement considéré comme un film de Walsh (en tout ou partie).

PSS : The Enforcer, c’est aussi le titre d’un des films de la série de L’Inspecteur Harry, avec un Eastwood pas moins dénué de scrupules et qui utilisait au contraire son pistolet plus souvent que Bogart.

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17 commentaires pour La Femme à abattre de Raoul Walsh et Bretaigne Windust : un art simple

  1. Revu il y a quelques semaines. Tient extrêmement bien la route. Trés bon polar. Qu’il soit de Walsh ou non m’importe peu au final.

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  2. Pascale dit :

    J’adore la photo… entasser 4 personnes dans le plan ça m’amuse.
    Et elle a fait quoi cette femme à abattre ?
    La violence ne me gêne pas toujours mais je comprends de qui tu parles :-))) Je ne supporte pas les scènes de torture qui s’eternisent mais le sang qui gicle… ça va.
    Ta note m’évoque Bertrand Tavernier (j’adore quand il prononce Wolch) qui parle toujours de Walsh avec passion. J’ai dû en voir des films de luicau temps du film du dimanche à 17 h ou à la derniere séance mais aucun ne me vient en tête.

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    • Strum dit :

      Moi aussi j’aime ce genre de plan typique du Hollywood classique. La femme à abattre est témoin d’un meurtre. Pour le reste, je te conseille plusieurs films de Walsh, tous des grands films. En comédie romantique : Gentleman Jim avec Errol Flynn. En film noir : L’Enfer est à lui avec James Cagney. En western : La Fille du désert avec Joel McCrea et Virginia Mayo, La Vallée de la peur avec Mitchum et Teresa Wright (que je chroniquerai très prochainement) et La Charge fantastique (encore avec Flynn). En film fantastique : Le Voleur de Bagdad avec Douglas Fairbanks. Effectivement, la génération des cinéphiles et critiques de Tavernier adorait Walsh et tu as raison ils disaient tous « Wolch ». 🙂

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  3. Martin dit :

    Hum… le pauvre Bretaigne a par ailleurs disparu de ta liste des réalisateurs, à droite. C’est voulu, peut-être ?

    Ceci dit, une fois de plus, voilà une chronique qui donne envie de voir le film ! Moyennement intéressé par le film noir jusqu’alors, ce qui nuit clairement à la reconnaissance que je dois apporter à Bogey, je suis assez lacunaire de ce côté du cinéma hollywoodien. Autant dire que tes connaissances me sont précieuses, en mode « Suivez le guide ! »…

    Le dernier film noir que j’ai vu doit être le « Laura » de Preminger – où, comme tu le sais, la femme a un rôle central ! Si on met à part l’incroyable Gene Tierney, ce qui est difficile, j’en conviens, dirais-tu que cette « Femme à abattre » est encore plus agréable à regarder ?

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    • Strum dit :

      Je vois que la mémoire de ce pauvre Bretaigne est défendue avec intérêt ! 🙂 Pas du tout, ce n’était pas voulu, c’est juste un oubli. Laura et La Femme à abattre sont deux films totalement différents, par leur atmosphère, leur thème, leur mise en scène. « Agréable » n’est pas le mot que j’emploierais pour parler du film viril de Walsh, plus film policier tendu et efficace que film noir. Mais sinon, je te conseillerais plutôt de commencer par L’Enfer est à lui, si tu ne l’as jamais vu. Un des plus grands Walsh, même si Bogart n’y joue pas.

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  5. princecranoir dit :

    White Heat, un sommet, c’est sûr.
    Je pensais avoir vu the enforcer mais en lisant la chronique j’ai dû confondre. J’avais en tête un film avec Bogart camionneur et une Ida Lupino complètement dingue.
    Encore un a mettre sur ma liste !

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