Dans Le Mirage de la vie (Imitation of life) (1959) de Douglas Sirk, Lora Meredith (Lana Turner), comédienne de théâtre au chômage, accueille chez elle Annie Johnson (Juanita Moore), gouvernante sans domicile. Elles ont toutes deux une fille qu’elles élèvent seules. Mais les similitudes entre leur situation s’arrêtent là. Lora est tout entière dévouée à son métier de comédienne, Annie tout entière dévouée à sa fille Sarah Jane. Lora est blanche, Annie noire dans l’Amérique ségrégationniste de la fin des années 1950.
Lora entend vivre par l’intermédiaire de ses rôles une vie meilleure que sa propre vie, qui ne sera qu’une « imitation » du réel sans doute, mais la comblera de rêves. Son empire s’étendra de la 42e à la 52e rue, le long de Broadway, ce sera un empire qui sera au-delà de la vie réelle, comme le signifie Sirk par un décadrage de sa caméra qui se détache soudain de la silhouette de Lora le soir de son premier triomphe pour mirer les grattes-ciels de Manhattan, ombres dans la nuit. Après une décennie de succès où elle sera comédienne avant d’être mère, star avant d’être amoureuse, elle s’avisera qu’on ne peut vivre sans amour. Serait-ce donc cela « l’imitation de la vie » que nous promet le titre original, cette vie de comédienne où chaque soir au théâtre imite la veille, cet enivrement des sens qui fait oublier ce qui est en dehors de la scène par l’imitation du monde que le théâtre réalise ? Si tel était le cas, le drame mis en scène en serait singulièrement affadi car passé les difficiles premiers pas où elle refuse de coucher avec son agent, la vie sera bonne pour Lora, prodigue même : elle aura tout, la gloire puis l’amour puisque l’homme qu’elle aime (John Gavin) aura la patience de l’attendre pendant dix ans. Si tel était le cas encore, Annie, la gouvernante, la bonne, ne serait qu’un personnage secondaire de ce film, l’utile confidente de Susie, la fille de Lora délaissée par sa mère, un de ces personnages secondaires ayant la même fonction qu’un meuble familier dont la caméra filmerait l’éternel sourire attendri.
Mais tel n’est pas le cas. Annie n’est pas un personnage secondaire de ce film, elle en est un personnage principal et la mise en parallèle de son destin avec celui de Lora en fait rejaillir la cruauté. Annie vit pour Sarah Jane à laquelle elle veut donner cette vie meilleure qu’elle n’a pas eue. Elle n’existe que pour les autres, à travers son travail de gouvernante, son métier de mère, et l’horizon de son ambition (terme impropre) est borné par sa cuisine. Même Lora ne la voit pas autrement que comme une bonne gouvernante (« Vous avez des amis ? » s’étonne-t-elle après dix ans de vie commune), de même qu’elle imagine que Sarah Jane épousera nécessairement un « fils de chauffeur » parce qu’elle est la fille d’une gouvernante noire. Sauf que la peau de Sarah Jane possède la pigmentation d’une blanche. Hasard de la génétique, cette métis ne ressemble nullement à sa mère. Elle ne veut pas imiter son destin de femme noire servant les blancs. Pour s’en s’inventer un autre dans une société confinant les métis au sous-sol de la société, Sarah Jane se prétend blanche, fille de blanche. Scène terrible que celle où Sarah Jane est battue quand son ami blanc découvre sa véritable identité (cette fois la caméra ne décadre pas, mais elle détourne le regard, ne peut regarder la scène que reflétée dans une glace) ! Pour vivre sa vie, Sarah Jane doit renier sa propre mère. Une fille sans mère, une mère sans fille, voilà ce que le destin leur réserve en guise d’imitation de la vie. Cela plonge Annie dans une indicible détresse, de celles où l’on marche les yeux fixés sur ses pensées, sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit, seul, inconnu, comme Jean Valjean mourant de chagrin à partir du moment où il lui est interdit de voir Cosette dans Les Misérables d’Hugo. Sans l’amour, les jours sont gris, dit la chanson titre.
A travers ce portrait en miroir (il y a tant de miroirs chez Sirk) de l’Amérique ségrégationniste, dénonçant la fausseté du mythe américain d’une société sans classes (mythe qui en même temps fascinait Sirk), se révèle le drame véritable dont ce film entend nous parler, celui d’Annie. Voilà le véritable décadrage opéré par Sirk, non pas celui qui nous fait passer du réel à la vie rêvée du théâtre, mais celui qui nous fait passer de Lora dont nous suivons les mésaventures au début du film à Annie dont nous suivons le calvaire de mère. A côté, les quelques ennuis de mère de Lora paraissent bien anodins et les scènes y faisant allusion sont les moins bonnes du film. Qu’est-ce que la vie d’Annie, sinon une vie par procuration, une vie où même l’imitation de la vie lui est refusée, une vie consacrée aux autres qui trouve sa justification dans leur bonheur mais n’en garde guère pour elle-même ? Il y a des choses qui ne se définissent pas, il y a des choses qui se regardent simplement parce qu’elles sont émouvantes, comme les films de Douglas Sirk. A Lora sera dévolue une vie d’applaudissements, une vie aux couleurs de diamant (voir le générique), où l’espoir est mis dans le prochain spectacle, à Annie une vie derrière les rideaux où son espérance (non feinte) est mise dans l’autre monde, une vie arborant les couleurs de la nuit qu’aucun gospel d’église ne saurait compenser. Les couleurs de leurs deux vies, ce sont celles apposées sur l’écran par Russell Metty, le fidèle chef-opérateur de Sirk, lequel réalise ici son dernier film américain avant son retour en Allemagne, l’un de ses plus beaux, l’un de ses plus tristes.
La Providence à laquelle Annie croit si religieusement a fait son choix. Comme souvent chez Sirk, cinéaste de contrastes narratifs et picturaux, il faut qu’un personnage se sacrifie pour que l’autre soit heureux. Ce film qui démarre à Staten Island, au milieu des jeux d’enfants, culmine dans une séquence funèbre d’une grande puissance évocatrice qui brisera les coeurs les plus endurcis.
Strum
PS : Remake d’un film de John M. Stahl de 1934, les deux films adaptant un roman de Fannie Hurst.
C’est par le truchement du roman « Les spectateurs » ((N. Azoulaï) dans lequel le personnage de la mère s’entiche de Lana Turner dans ce film (la vie de cette mère est également une série d »imitations ») que j’ai « revu » (sur PC – et en mode rapide) ce film …. D. Sirk reste un roi.
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Le roi du mélodrame en effet, pas reconnu à sa juste valeur durant sa carrière.
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Lors d’une sortie dans un coffret dvd nous pouvions aussi admirer le film original de John M. Stahl, qui mérite aussi le détour, même s’il n’a pas la puissance de celui-ci. Je suis toujours surpris que Sirk, avec sa belle série de chefs-d’œuvre, n’ait pas été jugé à sa juste valeur, mais c’est aussi le cas dans une moindre mesure du duo Powell Pressburger, je crois…
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Oui, je n’ai pas vu le film de Stahl mais il a l’air bien. Powell & Pressburger, autre cas particulier, ont eu à ma connaissance de grands succès critiques de leur vivant, alors que la critique avait à l’époque peu de considération pour les mélodrames de Sirk.
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Bonsoir Strum, quand j’ai vu ce film la première fois à la télé (il y a longtemps). J’étais avec ma maman et on a pleuré en choeur à chaudes larmes Je l’ai revu quelques années plus tard: mêmes causes, mêmes effet. Un film sublime. Il faut surtout conseiller aux futurs spectateurs un voire deux paquets de kleenex. Bonne fin de soirée.
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Bonjour Dasola, Difficile de ne pas pleurer en particulier à la fin en effet. Bonne journée.
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Un des plus émouvants mélodrame de Sirk qui vient « colorer » la version de Stahl, remarquable également. Le rôle de Lana Turner resonne particulierement avec sa propre carrière, ce qui le rend d’autant plus sincère à l’écran.
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L’un des films le plus triste (cruel ?) du monde.
Je dois être maso ou sadique pour tant aimer pleurer au cinéma !
Chez moi actuellement c’est bêtise prétention et consternation.
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Sado-maso ? Non, on n’est pas chez Lars von Trier ici. 🙂
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Pour la bêtise et la consternation je ne parle pas de Lars… En fait j’aurais plutôt dû dire prétention…
J’ai vu que Rock Huddon avait tourné de nombreux films de Douglas. Je vais voir s’il n’existe pas un coffret pas trop cher.
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C’est ton « maso ou sadique » qui m’a fait penser à Trier, pas ton « bétise, prétention et consternation ». Il y a notamment un coffret Sirk qui réunit Le Mirage de la vie, Le temps d’aimer et de mourir, Le Secret magnifique et Tout ce que le ciel permet. Tu ne peux pas te tromper : que des chefs-d’oeuvre.
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Je retente ma chance sur ce com (mystère insondable de l’intérêt censeur) :
L’émotion est intense dans ce film qui raconte l’histoire d’une actrice en perte d’éclat (un rôle parfait pour Lana Turner). La version Sirk vient colorer plus encore le tres beau film de Stahl.
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Dernière tentative (mes deux commentaires sont partis dans les limbes de l’internet) :
Très beau film de Sirk en effet qui n’est pas sans faire écho avec la carrière de Lana Turner en perte d’éclat. Une version qui vient colorer celle de Stahl déjà splendide.
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Ben mince alors, je viens de retrouver dans mes spams tes trois commentaires sur le film… comme tu dis, mystère des critères de censure de wordpress… Sinon, l’émotion est intense en effet et va crescendo dans le film.
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Le film le plus bouleversant de ma vie. Tout simplement.
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Bonjour Edualc, des mots forts à la mesure de ce film très émouvant.
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Très beau film avec Lana Turner qui m’a également déchiré le cœur.
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Une critique très intelligente qui va bien au-delà de l’étiquette « mélo » même si le film est signé du maître du genre.
Cela dit, je me reconnais dans les autres comm, surtout celui de Dasola. Je me souviens même qu’il s’agissait pour moi de la diff. au cinéma de minuit, un des films les plus marquants de ma vie d’amoureux du cinéma – sans fausse honte. J’assume tout 🙂
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Bonjour et merci. C’est le propre des grands cinéastes que de faire réfléchir son spectateur au sens de la vie, quel que soit le genre dans lequel ils opèrent. Pour Sirk, oui on peut assumer les pleurs. 🙂
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Vu Ecrit sur du vent hier. Quel BEAU mélo. Robert Stark est très émouvant. Lauren Bacall, Rock Hudson et Dorothy Malone sont FORMIDABLES.
J’attends encore Mirage de la vie (mais le facteur n’est pas passé depuis 3 jours… j’ai même pas eu mon Télérama) et Un temps pour vivre, un temps pour aimer.
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Oui, c’est très beau Et Un temps pour vivre, un temps pour aimer est carrément sublime !
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