M le maudit de Fritz Lang : un assassin jugé par la société

m le maudit

Premier film parlant de Fritz Lang, M le maudit ausculte une société allemande en crise. Nous sommes en 1931 et la République de Weimar agonise, vaincue économiquement  par le montant des réparations de guerre exigées par le traité de Versailles de 1919, l’hyperinflation puis la crise de 1929 d’une part, déséquilibrée politiquement par la menace communiste qui désorganise de l’intérieur le système politique et empêche toute coalition propre à arrêter les nazis d’autre part. Lang filme un tueur de petites filles, l’innocence inexplicablement foudroyée, une foule devenue folle et agressive à force de craindre que le tueur d’enfants se cache derrière le visage rond d’un voisin de table ou d’un passant. Le regard du cinéaste embrasse la société toute entière, de ses souterrains où règne une pègre inquiète de la situation aux salles enfumées des instances dirigeantes impuissantes à juguler la panique qui s’est emparée de la population. C’est pourquoi la plongée est l’angle de prise de vue privilégié par Lang pendant le film ; il filme d’en haut et sa caméra, d’une impressionnante mobilité, capture dans son viseur, avec une ambition documentaire jamais prise en défaut, les efforts déployés par la police pour retrouver l’insaisissable tueur, tandis que le poison de la division pousse chacun à vouloir se faire justice lui-même. Plusieurs plans en regard caméra semblent prendre le spectateur à témoin de ce récit faisant écho à l’actualité allemande de 1931.

Mais c’est surtout par le montage que Lang montre ici sa force de cinéaste. Dans une extraordinaire séquence, il entremêle deux réunions, dont le montage parallèle, extrêmement précis, nous donne à penser qu’elles se déroulent au même moment : en haut de la société, le préfet, les procureurs, les commissaires qui se réunissent pour trouver les moyens d’arrêter l’assassin ; en bas, les têtes pensantes de la pègre qui font de même, non pas pour des raisons morales, mais parce que les descentes permanentes de la police dans les bas quartiers à la recherche du tueur désorganisent leurs activités. Plusieurs fois, Lang utilise des raccords de plan qui mettent en équivalence monde d’en haut et monde d’en bas, la loi et le désordre, la police et la pègre, unies et complices dans le dérèglement de la société, reflet l’une de l’autre : un homme du monde d’en haut qui se redresse dans le prolongement du mouvement d’un homme du monde d’en bas se levant ; des postures similaires autour des deux tables ; des salles pareillement enfumées ; des marcheurs faisant les cent pas sur un rythme égal. Chaque organisation trouve un intérêt à arrêter le tueur pour poursuivre ses activités et met en oeuvre ses moyens d’actions propres. C’est la pègre qui, à ce jeu, se montre la plus rapide et arrête l’assassin en devançant le commissaire Lohmann.

Lang fait lui-même preuve d’un prodigieux sens de l’organisation du récit lui permettant d’entrelacer le fil narratif associé au tueur et les enquêtes parallèles des organisations le traquant, conférant au film une vigueur narrative presque farouche qui continue de défier le temps. Qui croirait voir devant M le maudit, s’il ne le sait déjà à l’avance, un film de 1931 ? Même les passages muets (car d’un point de vue technique, il y en a encore quelques-uns) semblent participer d’une stratégie narrative et les images d’immeubles, de caves, de plans techniques, qui se succédent parfois dans un silence oppressant, nous forcent à imaginer leur signification dans le récit. A contrario, le son est utilisé par Lang de manière très innovante pour l’époque comme un élément annonciateur des crimes : avant ses passages à l’acte, l’assassin siffle l’air du roi sous la montagne tiré de Peer Gynt de Grieg – c’est Thea Von Harbou elle-même, la deuxième femme de Lang aux sympathies nazies, qui émit ce sifflement lors du mixage sonore. La scène de procès reste cependant le pinacle du film, qui mêle cinéma et théâtre brechtien, puisque le spectateur s’en trouve presque partie prenante par l’effet de la mise en scène. Symptomatique du goût de Lang pour les interrogatoires, les oppositions dualistes, elle met aux prises le tueur, incarné par un prodigieux Peter Lorre, et la grande masse compacte de la pègre dans un souterrain. Les cris de douleur du tueur qui se décrit comme irresponsable, incapable de résister à une force qui le pousse à commettre ses crimes, vous vrillent les tympans mais ne recueillent que les invectives d’une foule déterminée à le mettre à mort de peur que la justice légale l’épargne. Lorsque la foule juge, dépourvue de conscience sinon celle de sa force, diluant la responsabilité des individus la composant dans une dangereuse solidarité collective, quel avocat, quelle voix individuelle pourrait s’opposer à elle ?

Dans son remarquable livre Fritz Lang au travail, Bernard Eisenschitz restitue fort bien le contexte particulier dans lequel M le maudit fut tourné : le procès concomitant du véritable tueur en série Peter Kürten, le fameux « Vampire de Dusseldorf », les soubresauts d’une société allemande instable et divisée, la fascination d’alors pour le crime et les milieux interlopes qu’attestent la création de L’Opéra de quat’sous (1928) de Brecht et la publication de Berlin Alexanderplatz (1929) d’Alfred Döblin. Mais il reste périlleux de vouloir attribuer une signification à un film comme M le maudit qui se situe à la conjonction de l’Histoire, de la politique et du cinéma. Par ses prises de vue en plongée qui dominent la scène, Lang veut-il signifier que le régime souhaite contrôler la société ? Il semble qu’il voit surtout un intérêt technique et narratif à ce style documentaire. Au regard de la scène de simulacre de procès diligenté par la pègre, prend-il position contre la peine de mort en imaginant ce que serait un procès si la foule jugeait ? Si c’était vraiment son intention, il est assez douteux qu’il eût pris comme victime un tueur d’enfants, certes schizophrène et donc psychologiquement malade. A travers la mise à nu d’intérêts commun entre les organisations criminelles et  les dirigeants de la société, et de l’efficacité supérieure des premières, annonce-t-il le nazisme qui engendrera une organisation collective criminelle écrasant toute liberté individuelle ? L’argument de l’inter-opérabilité ou de l’interpénétration entre le crime et la société trouve une expression plus évidente dans Le Testament du docteur Mabuse qui va suivre en 1933. Aucune de ces explications ne peut être écartée sans hésitation, mais la réponse aux interrogations que suscite M le maudit se situe peut-être sur un plan plus intime et le titre allemand initialement envisagé – plus encore que le titre finalement retenu : « M, Eine Stadt sucht einen Mörder », soit « Une Ville recherche un meurtrier » – nous aide à y voir plus clair : « Mörder unter uns », c’est-à-dire « Un meurtrier parmi nous ». Lang semble évoquer indirectement ici les démons intérieurs qui selon lui se trouvent potentiellement parmi nous, au coeur même de la société, et pas seulement la société nazie, ce qui est peut-être le thème principal de son oeuvre. Chez Lang, les personnages sont souvent coupables, matériellement ou mentalement, et la tentation est grande, avec les réserves d’usage, de relier cette obsession d’une culpabilité communément partagée avec le suicide, la mort accidentelle ou l’assassinat non élucidé de sa première femme dont il fut un temps sérieusement soupçonné par la police allemande. Si cette interprétation est correcte, alors d’un point de vue thématique ce serait autant certains films américains de Lang comme Règlement de comptes et La Femme au portrait qui prolongeraient M le maudit que Le Testament du docteur Mabuse, malgré la présence du commissaire Lohmann dans ce dernier. M est annonciateur du nazisme justement par ce qu’il révèle ou suggère de nos pulsions collectives et individuelles.

Aucune analyse, cependant, n’épuise les significations, les annonciations, de M le maudit, qui reste implacable et dérangeant, moderne et ancien, clair dans son déroulé, mais obscur par les divergences d’interprétation qu’il autorise, hier comme aujourd’hui. A cause d’un producteur peu scrupuleux qui s’arrogea le droit de remonter le film en 1951, l’oeuvre que nous pouvons voir aujourd’hui se trouve amputée d’une dizaine de minutes par rapport à la version d’origine qui fut projetée en Allemagne en 1931.

Strum

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25 commentaires pour M le maudit de Fritz Lang : un assassin jugé par la société

  1. J.R. dit :

    Paul : Dans Rancho Notorious, quand Mel Ferrer appuie sur la bascule c’est merveilleux […]
    Je vous présente ma femme Camille!
    Fritz : Enchanté madame !
    Paul : Fritz Lang.
    Camille : Bonjour monsieur!
    Paul : C’est celui qui a fait le western avec Marlene Dietrich qu’on a vu vendredi soir…
    Camille : Ah oui, c’est formidable!
    Fritz : Moi, j’aime mieux M.
    Camille : Le Maudit ?
    Fritz : Oui.
    Camille : On l’a vu l’autre jour à la télévision.

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  2. eeguab dit :

    Ich weiss nicht, ich weiss nicht, ich weiss nicht. Aber ich weiss très bien que l’on a affaire avec M. à un film d’une puissance, d’une complexité, d’une ampleur absolument unique. Au delà de l’exégèse. Prodigieux.

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  3. Pascale dit :

    Revu il y a quelques mois. Un choc.
    Le regard halluciné de Peter Lorre, gros poupon malade, les petites filles tellement naïves, la terreur qui sinstalle, et… la musique (L’antre du roi de la montagne) personnage à part entière que tu négliges (un oubli ?).. rendent ce film inoubliable dès qu’on la vu.

    l’innocence inexplicablement foudroyé, 

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    • Strum dit :

      Merci. Ah oui, j’ai oublié de parler de Peer Gynt. Je vais le rajouter pour mentionner une anecdote amusante : c’est Thea Von Harbou elle-même qui siffle, Peter Lorre ne sachant pas le faire.

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  4. Ronnie dit :

    M le maudit !!! j’ai cru que tu parlais de Cimino 😉
    Joli billet cela dit.
    Un lien pas inintéressant ci-dessous.
    ++
    http://kino-real.com/m-le-maudit-fritz-lang-1930/

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  5. Pascale dit :

    Ah merci. Cette musique m’avait traumatisée quand jetais jeune.
    Aujourd’hui j’adore écouter Peer Gynt, superbe poème symphonique.

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  6. Benjamin dit :

    Intéressant papier ! Cela m’a remis The lodger en tête. Ce n’est pas le même genre de meurtre évoqué dans les deux films, ni la même société dépeinte, quoique.

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  7. Jean-Sylvain Cabot dit :

    Bonsoir Strum. Un film majeur de Lang et de l’histoire du cinéma, on est d’accord, mais que pensez-vous du remake de Joseph Losey…si tant est qu’on puisse faire des remakes des chefs-d’oeuvre…?

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    • Strum dit :

      Bonsoir Jean-Sylvain, je n’ai pas vu le remake de Losey. Ca vaut le coup ? Le remake d’un chef-d’oeuvre est effectivement un exercice difficile, et en général, je ne suis pas très amateur de Losey, même si Monsieur Klein est fantastique.

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  8. Jean-Sylvain Cabot dit :

    Le film de Lang est supérieur dans la tension dramatique, sa mise en scène puissante et son propos qui déborde l’élément criminel pour s’étendre au politique.
    Le film de Losey, lui, malgré de belles scènes, est plus relâché au niveau du script et l’interprétation n’est pas à la hauteur. la photo est magnifique et la mise en scène est plus sophistiquée, élégante. On est davantage dans le « film noir » et dans l’exercice de style. Pour ma part j’aime beaucoup Joseph Losey même si filmographie est trés inégale: Mais je suis un inconditionnel de « The Servant » et j’aime beaucoup ses films comme » Eva », « les criminels », « la bête s’éveille ». Mr Klein est en effet remarquable.

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    • Strum dit :

      Merci pour ces précisions. Je n’ai pas aimé The Servant pour ma part, j’ai trouvé ça un peu abstrait, le thème hegelien du maitre et de l’esclave cher aux marxistes étant très mis en avant. Pinter, c’est souvent un peu schématique je trouve.

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  11. Jean-Bernard Brisset dit :

    J’ai du voir le film 4 ou 5 fois. La scène du tribunal populaire est prodigieuse ainsi que Peter Lorre. Seule critique, la courte séquence où l’entre-jambe de l’inspecteur est filmée sous son bureau que j’ai trouvée de très mauvais gout.

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  13. Valfabert dit :

    Brillant article qui aborde les différents aspects du film. Les remarques sur la manière admirable dont Lang fait usage du montage parallèle pour comparer la police et la pègre sont particulièrement pertinentes.
    Les deux groupes rivalisent d’organisation pour atteindre le même but. Si, en fin de compte, la pègre réussit à mettre la main sur le meurtrier avant la police, c’est grâce à un procédé spécifique qu’elle imagine pour identifier l’individu en question, la marque « M » (pour « Mörder », meurtrier), qui facilite son repérage. Notons que le titre original du film, « M » (tout court), ne désigne pas le personnage joué par Peter Lorre comme on a tendance à le croire en France, mais précisément cette méthode d’identification simple, abstraite et efficace. Celle-ci inquiète Fritz Lang, comme l’inquiète tout ce qui renforce le pouvoir organisé, que ce dernier soit légal ou non.

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