The Swimmer de Frank Perry : retour à la réalité

swimmer

The Swimmer (1968) est peut-être le plus beau film du Nouvel Hollywood (par l’esprit) qui ne soit pas du Nouvel Hollywood (car l’esthétique en est différente), pont entre l’ancien cinéma américain et le nouveau. Le film raconte le progressif dessillement d’un homme qui a tout perdu et refuse de l’admettre. La trame en est d’un rêve singulier : un homme, surgi d’un bois filmé comme un jardin d’Eden, apparait près de la piscine d’une villa californienne. C’est Burt Lancaster, torse nu triomphant, sourire conquérant. Il annonce vouloir revenir chez lui en nageant de piscine en piscine, dont il userait comme d’une rivière ; drôle de défi, caprice croit-on, de happy few ne sachant plus quoi inventer pour agrémenter sa vie aisée. Ned Merrill est son nom. Chemin faisant, il croise plusieurs connaissances fortunées qui par leur accueil au début chaleureux attestent qu’il est ou fut l’un des leurs, il montre aux jeunes filles qu’il porte beau malgré le temps qui commence à lui demander des comptes, il mime une insouciance de demi-dieu grec dont il a d’ailleurs les atours. La musique néo-romantique de Marvin Hamlisch accompagne le périple de Ned en le baignant dans une atmosphère élégiaque dont on pressent qu’elle pourrait virer de bord.

Peu à peu, apparaît cependant un écart de perception entre le sourire éclatant et certaines inflexions de la musique, certains regards entendus des hôtes. Puis, Ned laisse entrevoir, à demi-mots, presque honteux d’aborder le sujet, qu’il rencontre des difficultés matérielles. Il évoque souvent sa femme Lucinda comme on poursuit le doux son d’un mot oublié. Le voici bientôt qui quémande un emploi, que ses anciennes connaissances, systématiquement, lui refusent. L’aisance du début a été oubliée, Ned n’est pas ou plus l’apollon couronné de succès que l’on croyait, le rêve américain s’est évaporé et il n’y a personne pour le retenir, a fortiori pour un autre que soi. Frank Perry fait voir cette évolution avec beaucoup de finesse et de délicatesse, laissant son personnage donner le change aussi longtemps que possible, aux hôtes comme au spectateur, passant insensiblement du soleil à la pluie, de l’été à l’automne d’une vie, sans que le caractère épisodique de l’intrigue (puisque Ned passe de villa en villa) ne nuise au rythme du film. C’est une des caractéristiques les plus éprouvées de l’homme que de parvenir à se leurrer si longtemps lui-même.

Ce film, tiré d’un récit de John Cheever (que je n’ai pas lu), pourrait être une nouvelle de Fitzgerald, ou mieux encore, l’épilogue d’une nouvelle de Fitzgerald, où les beautiful and damned auraient tout perdu. C’est à la fois l’histoire pathétique d’une chute, d’un rêve qui s’est enfui, et la tentative désespérée d’un homme refusant sa nouvelle réalité de remonter le cours du temps, car le passage de piscine en piscine possède une dimension allégorique : Ned veut remonter le cours de sa vie, revenir en arrière, demande une seconde chance, mais la vie est une rivière et elle s’est écoulée sans retour possible. Il n’en reste que des miettes, que les flaques d’eau figées que sont les piscines, que les sourires faux ou rancuniers d’anciens amis, d’anciennes maîtresses, qui mettent à nu cet homme qui a tout perdu, et reperd devant nous les attributs de sa virilité et les avantages de sa classe sociale. Les quelques ralentis, les couleurs vaporeuses de la photographie, qui marquent temporellement l’esthétique du film, ne sont pas une afféterie stylistique baroque dépourvue de sens mais représentent l’écart entre les illusions et la réalité, qui exprime le désir de Ned de retenir le temps. Ce qui s’est passé exactement (faillite, divorce ou accident), nous ne le saurons jamais, le mystère ne sera jamais défloré, il restera toujours aussi intangible que le bonheur que l’on ne peut nommer bonheur que lorsqu’il s’est dissous, Perry laissant à chacun le soin d’imaginer le pan manquant de la narration, qui n’est pas un hors champ la suivant, mais une béance la précédant. Si le film émeut, c’est parce qu’il parvient à montrer à la fois la superficialité des conventions de la réussite matérielle (critiquant en creux ces signes extérieures que sont les piscines, les villas, les garden parties, mais aussi la muflerie et l’arrogance passées de Ned) et le fait que son personnage les poursuive comme un rêve malgré tout désirable mais désormais inaccessible, c’est parce qu’il fait voir à la fois les illusions et la détresse, le déni, de Ned, qui sont montrés sans fard. De là, nait le pathétique. L’argument de départ paraît être celui d’un court métrage, est artificiel sur le papier, et pourtant, cela sonne vrai car le récit dévoile une vérité humaine.

Burt Lancaster, colosse aux pieds d’argile, est ici prodigieux. The Swimmer fait partie de ces films singuliers, un peu à la marge, qui vous marquent sans que vous ayez besoin de les revoir pour conserver le souvenir d’images, d’éclats de voix, du son cristallin d’un corps qui fend l’eau traîtresse des piscines. Le film fut terminé par Sidney Pollack (lequel ne fut pas initialement crédité) après un différend entre la production (dont Lancaster) et Frank Perry. Ce dernier ne réalisa qu’une poignée de films et sa carrière aurait mérité meilleur sort. Comme tant d’oeuvres en avance sur leur temps, The Swimmer fut un échec commercial, qu’il convient de réhabiliter à sa juste valeur.

Strum

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17 commentaires pour The Swimmer de Frank Perry : retour à la réalité

  1. Goran dit :

    J’adore ce film…

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  2. princecranoir dit :

    Je trouve ton évocation du « Swimmer » remarquable, au point de me ramener à chaque phrase à ces fameuses images inoubliables : les ralentis, les beaux jardins, le bleu des bassins qui rejaillit dans les yeux d’un Lancaster éblouissant. C’est tout de même autre chose que Jacques Deray.
    Et quelle audace pour cet acteur qui, même sur le déclin, sut trouver des projets audacieux, ambitieux et risqués, mais ô combien originaux. Quelle puissante allégorie en effet que celle de ces piscines, miroirs mouvants dans lesquels les stars d’hier ne se reflètent plus. Tu évoques à raison l’importance dans le récit de la musique de Hamlisch, immense compositeur qui donne ici toute sa mesure.
    Au risque de ne pas être très original, moi-aussi j’adore ce film.

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    • Strum dit :

      Merci ! Oui, nous adorons tous le film, on dirait. Ce n’est certes pas la piscine de Deray, que j’avoue cependant n’avoir jamais vu. Quelle audace de la part de Lancaster, en effet, mais qu’attendre d’autre de la part de l’acteur du Guépard ? Et quelle ironie que nous adorions tous ce film aujourd’hui dont l’échec commercial à sa sortie fut si important que je crois qu’il ne fut alors même pas distribué en France.

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      • princecranoir dit :

        Comme tu l’as très justement écrit, un film bien trop en avance sur son temps porteur pourtant d’un constat très lucide sur un changement d’époque. Dans the Swimmer la lumière ressemble à celles des albums photos que l’on range au placard, des cartes postales périmées où l’été semble s’éteindre à petits feux (ce que confirme cette terrible image de fin). Terriblement mélancolique.

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  3. Jean-Sylvain Cabot dit :

    Bonsoir. Oui, superbe film qui était un secret bien gardé puis est devenu le mot de passe des cinéphiles depuis quelques années.
    Un film que même Bertrand Tavernier a raté, c’est dire. »Par exemple, j’ai récemment redécouvert des films qui m’ont un peu déçu et inversement d’autres où je me suis dit : « Ah tiens, là, j’aurais dû en parler un peu plus dans 50 ans de cinéma américain ». Le Plongeon (The Swimmer – 1968), par exemple, un film très curieux de Franck Perry avec Burt Lancaster ou Hustle de Robert Aldrich. »
    Trés courte notule en effet dans 50 ans de cinéma américain (1991) où il écrit de longs paragraphes sur d’autres films (Mommie Dearest (1981), Compromising Positions (1985) ou Doc (1971) son unique western.
    Sur The Swimmer ,trois lignes  » attachante tentative d’adaptation d’une nouvelle trés littéraire, où le périple du héros , de piscine en piscine, a une valeur métaphorique plus que réaliste, et où le nombre de scènes réussies équilibre à peu prés celui de scènes ratées » (!)
    Bref, personne n’est parfait. Pour avoir lu la nouvelle de John Cheever, elle-ci est trés mince et décevante après le film et prouve surtout un extraordinaire travail d’adaptation, d’écriture pour aboutir au film que l’on connait.

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    • Strum dit :

      Bonsoir Jean-Sylvain, ou comment un film passe du statut de « film curieux ou attachant » à celui de grand film, saisissant par son originalité. Pas facile de le déterminer dans le feu de l’action, ou avec un regard plus proche que le nôtre, pour être juste avec Tavernier même si évidemment ce qu’il a écrit dans « 50 ans… » prête à sourire aujourd’hui. Cela ne m’étonne pas que le film soit différent de la nouvelle qui doit avoir un côté très subjectif sans l’écart de perception que l’on ressent dans le film et qui crée le pathétique qui en fait le prix.

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  4. J.R. dit :

    C’est vraiment un film très coule! …
    OK, je sors… mais me rallie avant à l’unanimité.

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  5. Captain Obvious dit :

    Sinon il est assez difficile de trouver une traduction de la nouvelle de John Cheever dont le film est tiré. J’ai récemment Bullet Park (que des Pallières à adapté il y a une dizaine d’années) qui est assez intéressant

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  6. Captain Obvious dit :

    Sinon, quand on creuse la filmo de Frank Perry, on voit que son premier film est « David et Lisa », un film sur la folie dont le résumé est assez intiguant, avec Keir Dullea (l’acteur de 2001) dans le rôle d’un névrotique hospitalisé.
    Jean Seberg le mentionne cpmme un repoussoir (caricatural et hollywoodien) au moment où elle tournait « Lilith » de Rossen , mais le reproche pourrait lui-même être adressé à Lilith – qui d’ailleurs dans ses bons moments rappelle beaucoup le Swimmer, avec lequel il partage la très bonne Kim Hunter.
    En tout cas Frank Perry a l’air d’avoir eu une pérdilections les sujets « délicats » lié à la folie et à l’internement (voir le scénario de Play it as it lays)

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  7. Strum dit :

    Merci pour ces compléments d’information. Je n’ai rien vu d’autre de Frank Perry, mais j’aimerais bien, justement, réparer ce manque.

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