L’Homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock : version anglaise

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Découvrir le premier Homme qui en savait trop (1934) avec en tête les images de son remake américain de 1956 est plein d’enseignements. On y découvre un Hitchcock plus occupé par le découpage du récit que par la réalité de l’image. On y voit un cinéaste tournant en studio qui perfectionne une science du raccord en mouvement et une inventivité visuelle peu communes relevant de la technique du récit et non de sa « vraisemblance » (mot qu’Hitchcock tenait pour antinomique de cinéma). On y distingue un homme déjà fasciné par les figures du mal, ici par le méchant du récit (Peter Lorre), seul personnage ou presque laissant libre court à ses émotions, dans une atmosphère où triomphe le flegme anglais. On y perçoit mieux la différence entre la période anglaise, au découpage vif mais qui reste à la surface des choses, et la période américaine, plus minutieuse dans la construction du suspense et qui plonge à l’intérieur de l’image pour lui enlever parfois le voile des apparences – comme si Hitchcock, en découvrant la réalité américaine à partir de L’Ombre d’un doute, s’était mis à filmer la réalité autrement – certes avec l’aide des techniciens émérites des studios hollywoodiens.

Résumons l’intrigue : Bob et Jill Lawrence (Leslie Banks et Edna Best), un couple anglais, passent leurs vacances à Saint-Moritz avec leur fille Betty. Jill badine avec le charmant Louis (Pierre Fresnais), innocente escarmouche amoureuse dont l’humour est l’aliment. L’humour chez Hitchcock : feinte et dévoilement. Le jeu finit en drame : Louis, un espion français, est assassiné lors d’une danse. Avant de mourir, il révèle un secret : un papier dans sa chambre d’hôtel qui ne doit pas tomber aux mains des allemands. Dans la version de 1956, le secret sera chuchoté dans l’oreille de James Stewart, autant dire dans le creux de l’image. Ici, les mots prennent encore le pas sur l’image, et ce sont eux, couchés sur un papier, qui portent le secret. On connait la suite : Betty est enlevée tandis que Bob et Jill font l’objet d’un chantage ; s’ils parlent, elle sera tuée. Les évènements s’enchaîneront rapidement dans ce film à la durée brève : le retour en Angleterre et la découverte du nid des espions allemands, dont le paravent est l’église de quelque secte protestante ; la tentative solitaire de Bob pour retrouver sa fille, aidé d’un ami maladroit, side-kick comique ; et bien sûr la scène du concert, où Jill entrera en scène à son tour pour empêcher l’assassinat d’un diplomate européen qui pourrait déclencher un nouveau conflit européen. Comme dans plusieurs de ses films des années 1930 – ainsi Une Femme disparaît – Hitchcock évoque la guerre qui vient et la menace nazie.

Dans le Hitchbook, le cinéaste énoncera une sentence sévère : ce film était le travail d’un talentueux amateur, le remake serait celui d’un professionnel. On croit deviner en tout cas ce qui le poussera à refaire son film. Raconter de nouveau cette histoire d’un couple qui possède un secret dont le dévoilement leur ferait perdre ce qu’ils ont de plus cher. Quand un secret est tel qu’il ne peut jamais être dit, qu’il doit toujours être gardé : argument presque métaphysique. D’autant plus qu’il y a un autre secret, encore plus précieux : l’amour qui unit cette famille. Or, dans cet homme qui en savait trop première version, il n’y a nulle métaphysique et les liens du couple sont finalement peu montrés faute d’une durée plus longue. Il y a pour l’essentiel une manière de raconter (la caméra mimant le tournis d’un évanouissement), de faire défiler latéralement le récit, avec rapidité et efficacité, ainsi qu’un portrait en surface du flegme anglais, de ces policiers qui restent impassibles en toutes circonstances et se promènent sans armes, de Bob qui lit sans broncher le mot lui révélant l’enlèvement de sa fille, qui s’aventure en amateur dans le monde des espions, sans jamais perdre son calme, ni sa distinction, ni surtout son humour, dernier recours aux désastres outre-Manche – la farce du Brexit en est une nouvelle preuve. C’est l’étonnant Leslie Banks qui incarne Bob, étonnant car on ne reconnait guère dans la réserve du personnage le machiavélique et exubérant Comte russe des Chasses du Comte Zaroff.

Face à lui, un autre méchant de légende : Peter Lorre, qui enlève les enfants sans les croquer, au contraire de son personnage de M le maudit de Lang. Il montre dans son jeu bien plus d’émotions que les personnages anglais masculins – Edna Best sauve l’honneur en jouant avec conviction son rôle de mère éplorée notamment dans la scène du concert. Et c’est peut-être là que le bât blesse : faire apparaitre plus émouvant l’espion allemand enlevant Betty que son père qui risque sa vie pour la délivrer. Mettre l’accent sur le méchant plutôt que sur le couple se débattant avec son cas de conscience. C’est que Hitchcock réserve quasiment tous les gros plans du film à Lorre, deux en particulier dont l’objectif est manifestement de montrer que ce maître-chanteur a des sentiments, pour l’enfant enlevée, et pour sa complice abattue par la police. Comme si cette créature de la nuit, qui sévit ici dans une atmosphère parfois proche de l’expressionnisme (toute la dernière partie du film se passe d’ailleurs la nuit, contrastant avec la blancheur du début), ne pouvait agir autrement, comme si c’était lui le véritable homme qui en savait trop, qui vole d’ailleurs la vedette sur l’affiche. Coupable prédilection d’Hitchcock pour le méchant, évidente dans plusieurs de ses oeuvres, dont il parviendra à se défaire dans le remake du film, qui bénéficiera des éclairages profonds et lumineux de Robert Burks, débarrassés de toute velléité expressionniste, et où le cinéaste n’aura d’yeux que pour son couple de parents américains, parvenant à mieux montrer, par une construction narrative fondée sur les principes de l’attente et du suspense, à la fois leur détresse et leur héroïsme de citoyens ordinaires se montrant à la hauteur des circonstances extraordinaires auxquelles ils devront faire face. Nous verrons bientôt si les souvenirs du remake et les intuitions qui irriguent cet article sont justes car cet Homme qui en savait trop première mouture a du moins la vertu de donner envie de voir son successeur. Le film, qui est mené à un rythme soutenu et reste bien entendu tout à fait recommandable, fut un grand succès commercial, dû notamment à cette idée géniale d’un coup de feu tiré en même temps qu’un coup de cymbale oblitérant sa détonation. Mais Hitchcock n’avait pas encore montré tout ce dont il était capable.

Strum

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15 commentaires pour L’Homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock : version anglaise

  1. Jean-Sylvain Cabot dit :

    Bonsoir Strum. Je n’ai pas revu la version anglaise depuis un certain temps mais je sais que je n’aime pas la version américaine. Doris Day me donne de l’allergie, elle et son « Que sera sera », et cette famille typique de « bons » américains m’exaspère . Si j’apprécie le brio technique du film, c ‘est loin d’être un de mes film préférés de sa période US.

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    • Strum dit :

      Bonjour Jean-Sylvain. Bien sûr, le film ne compte pas parmi les grands films de sa période américaine. Mais la chanson est très belle, je n’ai rien par principe contre une famille ordinaire de la bourgeoisie américaine des années 1950, la scène du concert est remarquablement orchestrée sur le plan du suspense, et surtout, surtout, c’est le seul vrai remake de sa période américaine, l’occasion idéale donc pour analyser les différences entre les deux périodes. Pour cette dernière raison, j’ai hâte de revoir le film et de l’analyser à l’aune de la première version.

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  2. J.R. dit :

    Pour ma part je le rapprocherais plus des Quatre de l’espionnage – le film le plus faible du maître que j’ai pu voir (avec The Ring, et l’Étau) – sortie en 1936, aux Trente-neuf marches, sortie en 1935 – pour ma part l’acmé de la période anglaise (avec The Lodger pour la période muette)… Je me demandais pourquoi tant de Hitchcock chroniqués, mais j’ai eu la réponse sur le site de la Cinémathèque française.
    @Jean-Sylvain Cabot :
    Doris Day est toujours insupportable, je pense qu’avec elle le monde se sépare en deux :c’est un peu comme Brandon deWilde, qui heureusement n’interprète pas le gamin. Concernant « le brio technique du film » j’en connais qui n’apprécient pas les transparences de la premières partie, et les indiens déguisés en marocains. Moi j’aime bien ce film qui était le préféré de Patricia Hitchcock, le plus british des films américains du maître.

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    • Strum dit :

      Les 39 marches, c’est génial et j’aimerais bien le revoir prochainement. Concernant Doris Day, je ne serais pas si radical que toi et Jean-Sylvain. Et au moins, elle avait une belle voix. Le remake a un autre atout : c’est une excellente introduction à Hitchcock quand on est enfant. Cela a dû être l’un des premiers films du maître que j’ai vus. PS : en effet, l’intégrale actuelle à la cinémathèque m’a donné envie de chroniquer plusieurs Hitchcocks. C’est tellement agréable d’écrire sur ses films, il faut dire.

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  3. Jean-Sylvain Cabot dit :

    Bonsoir J.R Exact pour les transparences, les indiens marocains et Daniel Gélin et la peinture bleue (je crois..). Je parle surtout du brio de la célèbre scène du coup de cymbale, son découpage etc..Je vais revoir la version anglaise prochainement..pour comparer mais Doris Day est malheureusement pour beaucoup dans mon aversion pour ce film. Je sais, c’est bête et ce n’est pas un argument mais bon, c’est comme ça. On a chacun nos petites détestations..Bonne soirée.

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  4. Pascale dit :

    Les yeux globuleux de Peter Lorre, j’avoue que ce n’est pas ma tasse (même s’ils conviennent parfaitement à M.) et j’ai du mal à le trouver émouvant. Son jeu outré n’est pas non plus très attirant.
    Je préfère la version amerloque avec Doris qui ne fait pas recette ici…

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    • Strum dit :

      Disons le : Doris Day incarne parfaitement le personnage dans la version américaine !

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      • J.R. dit :

        C’est vrai qu’elle chante très bien, je l’écoute d’ailleurs souvent, comme Julie London… Puis dans le Hitchcock elle n’a pas encore sa permanente, et surtout le rôle principal, car j’avoue trouver pour ma part ses comédies romantiques d’un goût douteux ; ) … comme dans un autre registre, avec Esther Williams, elles incarnent ma limite d’appréciation de l’univers Hollywoodien, lorsqu’il flirte avec le kitsch, le chic et le toc.

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        • Strum dit :

          Oui, elle chante très bien, et j’ai pu constater en revoyant le remake (désormais chroniqué) qu’elle joue avec conviction dans un registre dramatique.

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          • J. R. dit :

            Oui je l’ai lu avec intérêt… On va dire que Doris est impeccable dans ce film-là 🙂 qu’elle a une jolie frimousse avec ses petits tâches de rousseurs… 😉
            Puis il n’y a pas beaucoup de films ou un couple « plan plan », disons plutôt ordinaire, assure le spectacle.

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            • Strum dit :

              Non, elle n’a pas « une jolie frimousse avec des tâches de rousseur », elle a un visage ravagé par l’angoisse après l’enlèvement et est très émouvante en mère en larmes, notamment dans la scène du concert. Mais tu ne veux pas me répondre sous l’article idoine ? 😉

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  6. Valfabert dit :

    Excellente idée que cette comparaison entre les deux versions ! Dans le film de 1934, comme vous le faites remarquer, le cinéaste, à défaut de pouvoir approfondir l’image, pratique ce que vous appelez justement « un découpage vif ».
    Ainsi, dans la scène du concert, le moment fatidique du coup de cymbales (et du coup de feu concomitant) se traduit par un plan inattendu. A cet instant précis, en effet, on bascule de la salle de l’Albert Hall au repaire des criminels, réunis autour d’un poste de radio qui retransmet en direct le concert. C’est là que nous percevons le bruit crucial. Il ne s’agit pas d’un hors-champ sonore comme ceux dont Hitchcock est coutumier, mais d’un hors-champ sonore par radio interposée. Ce qui a le mérite de donner une sensation d’ubiquité au spectateur, plus que ne le ferait un montage alterné. Plus encore, cela permet de conclure cette scène de suspense en ajoutant l’originalité à la surprise, comme le font les compositeurs à la fin de certaines phrases musicales.

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    • Strum dit :

      Merci. Tout à fait pour la scène du concert dans la version de 1934, il y a ce plan de coupe, qui nous ramène au repère des conspirateurs, mais du coup, la scène de concert se trouve d’une certaine façon privée de sa conclusion. Cela fonctionne mieux dans la version de 1956 qui exploite tout le potential scénographie et émotionnel de la scène de concert. Dans la version de 1934 d’ailleurs, ce retour au repère des conspirateurs va durer puisque toute la scène conventionnelle de l’assaut par la police va suivre – qu’Hitchcock remplacera avantageusement par la scène de la chanson dans l’ambassade, pleine de suspense et d’émotion dans la version de 1956.

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      • Valfabert dit :

        Je trouve également que la version de 1956 est supérieure à tous égards et qu’en particulier la partie finale (notamment les scènes du concert et de l’ambassade) a beaucoup plus d’intensité que dans la version de 1934. Par ailleurs, il me semble que dans celle-ci, la scène finale de l’assaut a pour raison d’être ce moment fort où l’on voit la mère, le fusil encore fumant à la main, venant d’abattre le malfaiteur qui poursuivait sa fille sur le toit. C’est évidemment un autre type d’émotion, moins raffiné que celui que nous offre la scène magnifique de la chanson de Doris Day. Dans les deux cas, Hitchcock a mis en avant l’action déterminante de la mère.

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