Un Coeur en hiver de Claude Sautet : l’incapable

coeur en hiver

On retrouve dans Un Coeur en hiver (1992) le personnage froid et manipulateur qui traverse la plupart des films de Claude Sautet, de nouveau joué par Daniel Auteuil après Quelques jours avec moi. Il incarne Stéphane, un luthier qui va entreprendre de séduire pour une raison qu’il ne s’explique pas lui-même, jeu, désoeuvrement ou jalousie, la nouvelle compagne de son ami et employeur Maxime (André Dussollier). Il y parvient si bien qu’à sa grande gêne, Camille (Emmanuelle Béart) tombe amoureuse de lui. Par lâcheté, il feint de ne pas l’avoir séduite à dessein.

Avec ce film, une littéralité nouvelle semble s’être immiscée dans le cinéma de Claude Sautet. Faisant directement le procès de son personnage, il nomme davantage les choses, se cache moins derrière les entrelacs du récit ou l’étude de moeurs d’un milieu, peut-être parce qu’il les juge dorénavant superflus. Certes, les motifs de Stéphane demeurent non élucidés, mais qu’il s’agisse du titre du film qui vise directement le coeur de son personnage principal, de cette scène où son amie libraire lui conseille de lire Un Héros de notre temps de Lermontov, dont s’inspire en partie le film, des dialogues de Sautet et Jacques Fieschi plus explicites que de coutume, et de la photographie d’Yves Angelo aux teintes hivernales, tout converge pour désigner Stéphane comme un homme n’ayant « pas accès aux sentiments », comme il l’affirme lui-même (jamais Sautet n’avait utilisé des mots aussi révélateurs), qui ne les comprend pas, qui considère le sentiment amoureux comme une simple forme d’amour-propre. Pour lui, l’amour relève d’un « mélodrame trop ridicule » (expression de Lermontov) pour qu’il veuille en être l’acteur. Alors il en reste spectateur, observant derrière une vitre (plus d’un plan en témoigne) les autres essayer de vivre ; c’est ce que nous fait comprendre le ton faussement neutre de la voix-off de Stéphane au début du film lorsqu’il nous parle de son « ami » Maxime.

Tout cela fait d’un Coeur en hiver, le Rosebud des films de Claude Sautet, le film qui nous livre le secret de certains de ses personnages aux coeurs glacés ou empêchés, parfois manipulateurs et souvent victimes de leurs propres contradictions, faute de se connaître, et dont Max dans Max et les ferrailleurs est l’expression la plus radicale. Cette façon de nommer les tares de Stéphane est à la fois ce qui rend émouvant ce beau film pudique et sincère, et ce qui borne ses frontières, une fois que crève l’abcès, en particulier quand on connaît déjà bien Sautet et ses personnages de glace. Car Stéphane devient alors la représentation littérale du titre, bien que les motifs profonds qui guident ses gestes demeurent même pour lui-même mystérieux. Les deux scènes de confrontation où Camille lui jette à la figure ses quatre vérités tandis qu’il tente maladroitement de lui expliquer ce qu’il est, sont symptomatiques de cette approche où les dialogues élucident le mystère de la condition de Stéphane pour nous. C’est comme si les personnages des films de Sautet doté de ce coeur absent ou insondable à lui-même étaient convoqués et sommés de se justifier à travers Stéphane.

A contrario, le personnage de Camille, l’autre coeur en hiver du film, garde sa part d’inconnu. Car elle aussi souffre d’un mal : une incapacité à exprimer ses sentiments autrement qu’à travers la musique. Son attirance soudaine pour Stéphane peut ainsi s’expliquer par le fait qu’elle a reconnu en lui une personne qui souffre d’une même inaptitude. Camille déverse tous ses sentiments dans sa musique, tandis que Stéphane les confie aux violons qu’il répare avec une méticulosité amoureuse, comme il prendrait une femme miniature dans ses bras. Toute la force du sentiment se réfugie dans la musique vibrante de Ravel qui semble parfois pleurer quand les images sont impuissantes à dire les choses. L’amour de Camille pour Stéphane lui avait momentanément permis de se libérer du poids qu’elle ressent, de s’émanciper de la tutelle de son agent. C’est pourquoi l’indifférence de cet homme auquel elle s’est livrée corps et âme lui est insupportable.

Comme dans Quelques jours avec moi, dont Un Coeur en hiver est une forme de variation musicale en trio, Stéphane endurera une humiliation publique en rétribution de ses manipulations. Mais la possibilité de se racheter ne lui sera pas donnée et son véritable châtiment sera de réaliser trop tard, au moment où meurt son vieux professeur de violon accompagné dans ses douleurs par sa compagne aimante, que l’amour peut atténuer les souffrances de la vie, et qu’il aimait sans le savoir cette femme qu’il a trahie. Dans Quelques jours avec moi, Martial avait l’air d’être en visite. Ici, Stéphane reste cloué au sol de son enfer intérieur, assis seul dans un de ces bistrots qui est comme l’univers mental de Sautet. Peut-être qu’il nous parlait de Maxime au début du film parce qu’il aurait été incapable de parler de lui. Excellente interprétation une nouvelle fois, en particulier de Daniel Auteuil, dont les yeux au regard fixe expriment toute la solitude de son personnage.

Strum

Cet article, publié dans cinéma, Cinéma français, critique de film, Sautet (Claude), est tagué , , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

31 commentaires pour Un Coeur en hiver de Claude Sautet : l’incapable

  1. J. R. dit :

    Me sentant assez peu concerné par les personnages de ce film je n’ai rien de particulièrement intéressant à dire; juste que le principal défaut du film, c’est de se dérouler au début des années 90, où il faut bien le reconnaître, tout était assez moches : les coupes de cheveux et les costumes étaient mal ajustés. Mais Sautet s’en sort plutôt bien.
    Le film avait été battu aux César par Les Nuits Fauves 🙂 … Quand on dit que les prix ne veulent rien dire.
    Les années 90 sont très pauvres en grands films, quoique l’année précédente avait été un bon cru.

    J’aime

    • Strum dit :

      Les personnages sont assez typés dans leur caractérisation, mais ça reste un film à voir malgré la litteralité de certains dialogues. Et puis, costume moche ou pas, Emmanuelle Beart est bien jolie et assez émouvante. Je crois bien n’avoir jamais vu Les Nuits fauves malgré le battage qui avait été fait à sa sortie.

      J’aime

      • J. R. dit :

        Je n’ai pas voulu dire que les personnages étaient mal campés – je pense néanmoins que Daniel Auteuil à ce moment de sa carrière jouait un rôle contre nature, mais il s’en était bien sorti. Je voulais vraiment dire qu’ils m’étaient indifférents. J’ai plus d’empathie pour eux que pour Alain Minc, par exemple, mais bon … C’est vrai que Sautet a l’art de dire beaucoup de choses avec peu de moyens, et transforme avec grâce ce récit qui dans les mains d’autres aurait ressemblé à un simple téléfilm. Quoiqu’il est rare de traiter de relations amoureuses « froides ».
        Béart, en effet, était très belle dans les années 90, après elle a succombé à quelque chose que je n’arrive pas à m’expliquer. Comment après tous ces ratages les actrices peuvent continuer à se faire défigurer… Une énigme.

        J’aime

        • Strum dit :

          Oui, je comprends ta relation aux personnages. A mon avis, Auteuil n’a jamais été aussi bon que dans ses deux films pour Sautet, dans un registre certes nouveau pour lui, mais où il est si naturel que Sautet avait peut-être décelé en lui quelque chose que les autres n’avaient pas encore vu. Quant à Béart, c’est une loi cruelle que les actrices très belles sont plus affectées dans leur carrière par le temps qui passe. On ne peut pas lui en vouloir d’avoir voulu repousser l’échéance même si moi aussi j’aurai préféré la voir vieillir naturellement.

          J’aime

    • kawaikenji dit :

      c’est clair qu’entre le bling bling communautariste des Nuits fauves et la prétention naphtalinée d’Un cœur en hiver (petit « c » merci quand le titre commence par un article indéfini ;-)), les années 90 c’est quelque chose… mais bon quand on voit les films présents aux derniers césars on se dit quand même que c’était mieux avant…

      J’aime

  2. Le trio de Ravel s’harmonisait très bien avec l’ambiance du film. J’aimais bien la scène où Emmanuelle Béart se met en colère et lui dit ses quatre vérités, ça sort un peu le film de sa froideur impassible … ça rajoute un peu de vie, je trouve.

    J’aime

  3. Pascale dit :

    Je me souviens de ce film froid comme son titre, que j’ai envie de revoir. Je l’ai vu assez jeune et je me souviens que j’avais eu bien du mal à comprendre ces personnages qui se faisaient autant de mal. J’étais émue par Emmanuelle Béart à qui j’avais envie de dire de fuir.
    Daniel Auteuil maîtrisait bien le cynisme et le mal-être.

    J’aime

  4. Rémy dit :

    Bonjour,

    Mon film de Sautet préféré et je ne pense pas que les dialogues élucident son mystère qui reste entier.

    D’abord, que le personnage soit incapable d’aimer est une chose mais pourquoi alors se lance-t-il dans ce jeu de séduction avec cette violoniste ?

    Cela, le film ne le dira jamais.

    Peut être juste pour la voler à son seul ami qui est aussi son patron, situation ( et probablement contradiction) lourde de conflits et de ressentiments non dits.

    Une sorte de revanche de l’éternel second, épuisé de vivre dans l’ombre du brillant Dussollier.

    D’ailleurs, lorsque le drame aura éclaté, Auteuil quittera cet ami-patron pour se mettre à son compte et commencer à exister vraiment, comme s’il avait fallu cet étrange adultère sans sexe pour couper le cordon.

    Il y a tout cet aspect du film que tu n’évoques pas du tout: c’est un film sur un trio, comme Cesar et Rosalie, mais précisément avec beaucoup plus de mystères et d’ombres, de perversité et vertiges intérieurs que dans cette oeuvre solaire (soit le trio ravélien nocturne et tourmenté contre l’alerte concerto brandbourgeois de Bach chanté par Montand dans une scene memorable de César)

    Ensuite, pourquoi Auteuil est il incapable d’aimer Beart ? Cela non plus le film ne le dit pas.

    Sa condition d’éternel second qui le rend incapable de passer à l’acte, par un reste de soumission ou de fidélité à son ami-patron ?Impuissance ? Névrose d’un obsessionnel perdu dans sa passion maniaque et exclusive du violon ? Homosexualité refoulée ( et la tentative de destruction du couple Dussolier-Beart serait alors un acte de pure jalousie inavouée) ? Dis comme cela, c’est affreusement lourd mais c’est la grâce du film de le laisser en suspens et de nous laisser l’imaginer.

    Et puis pourquoi cet être si froid devient il soudainement capable d’amour et d’empathie au point d’accompagner avec tant de courage et d’humanisme l’agonie d’un vieil homme moribond jusqu’aux premières lueurs du jour ?

    C’est ce type de scene, apparemment gratuite, sans lien avec l’intrigue principale qui donne au personnage et au film leur liberté, très éloignée des stéréotypes auxquels on pourrait les réduire.

    Enfin, pourquoi Beart tombe-t-elle folle amoureuse de ce type au point de se déclarer à la fin du film comme brisée à jamais ?

    Elle est en couple avec Dussolier , objectivement plus beau, plus brillant, plus riche que son terne employé.

    Fascination pour le mystère du personnage d’Auteuil qui ne cache pourtant peut etre qu’un grand vide ( puisqu’on se raconte toujours un peu une histoire quand on tombe amoureux) ? Reconnaissance d’un alter égo, un passionnel aussi violemment épris de son instrument qu’elle de la musique ( ce qui n’est pas la même chose) quand Dussolier n’est d’évidence qu’un business man ?

    En tout cas, c’est la magie de la mise en scène et de l’interprétation magnétique d’Auteuil que de nous faire croire à cet amour fou dont précisément aucun ressort ne nous est dévoilé.

    Et puis comme un saxophoniste de jazz qui reprend au soir de sa vie le thème qu’il a joué 100 fois et qui trouve encore la force de surprendre, il y a cette énième scène du dernier regard entre les deux protagonistes qui clot une nouvelle fois un film de Sautet et qui est vraiment bouleversante.

    Parce qu’elle est vraiment indéchiffrable et que c’est au spectateur d’en imaginer le sens (regret de ce qui aurait pu être et ne sera jamais ? Incompréhension ? Ressentiment ? Effroi d’un homme pris à son propre piège et tombé amoureux quand il est trop tard?)

    Bref, quand je pense à ce film, je n’ai que des questions, c’est pour ça que je suis surpris que tu puisses le trouver trop explicite.

    Aimé par 1 personne

    • Je suis à 95% d’accord avec Rémy et suis assez étonné des réactions au mieux mitigées (Strum) au pire négatives sur ce film que je considère comme un très très bon Sautet (même si je préfère Quelques jours avec moi.

      Le point de désaccord que j’ai avec l’analyse de Strum est que je crois que le film garde son mystère jusqu’au bout, que le personnage de Stéphane reste insondable du début à la fin. Mon interprétation est que au début du film, il est effectivement « un cœur en hiver », qu’il séduit Camille sans vraiment le vouloir pour la bonne et simple raison qu’il est insensible, pas pas malice, certainement pas – ce n’est pas un cynique qui trahirait Maxime – mais par ignorance, par désinvolture. Et en fin de compte … il se fait un peu piéger et tombe amoureux de Camille sans vraiment comprendre ni comment, ni pourquoi ni surtout sans savoir quoi faire, un peu comme Valmont dans Les liaisons dangereuses.

      J’ai revu le film l’an dernier au festival lumière à Lyon et j’en ai une idée assez claire et je pense que le scène finale (les adieux au café) – que j’ai re-revue juste après le film sur Youtube, pour écrire mon post – confirme ce que je pense: il y a un regard subreptice, qui doit durer un centième de seconde, de Stéphane vers Camille qui s’en va, qui éclaire sur les sentiments de Stépahen envers elle. Ce moment est tout simplement génial. Tout le cinéma de Sautet est dans ce centième de seconde qu’on a vu sans le voir et qui imprime dans notre esprit une impression subliminale qui éclaire, ou du moins le croit-on (eh oui, le mystère reste présent), les personnages du film.

      Bref du très très grand Sautet, un film qui fait l’honneur des années 90 à mon avis.

      Quant aux Césars … no comment (et cela d’autant plus que j’ai revu Les nuits fauves peu après ce qui m’a d’ailleurs inspiré un post peu amène).

      J’aime

      • Strum dit :

        J’ai la meme analyse que toi : Stéphane séduit Camille en croyant qu’il ne l’aime pas et se retrouve piègé quand il réalise à la fin, trop tard, qu’il l’aimait peut-être. Mais ça reste une interprétation et en effet le mystère demeure malgré la littéralité de quelques dialogues que j’ai pointée dans ma critique. C’est un très beau film et je ne me reconnais pas vraiment dans le mot « mitigé » pour qualifier mon avis sur le film.

        J’aime

    • Strum dit :

      Merci Rémy. Tu parles très bien du film. Ce que je trouve trop explicite, ce n’est pas le film en lui-même. Il conserve en effet sa part de mystère qui reste in fine non élucidé même si mon point de vue est que Stephane realise à la fin qu’il aimait a sa façon Camille. Ce sont certains dialogues, plus littéraires que de coutume chez Sautet, qui me paraissent jeter une certaine lumière sur Stephane et surtout sur tous les autres personnages similaires de l’oeuvre de Sautet. C’est cette dimension semi-explicative, justificative, par les dialogues, entierement nouvelle chez Sautet, que je voulais souligner. On n’a jamais vu un personnage de Sautet dire comme Stéphane :  » je n’ai pas accès aux sentiments « , on n’a jamais vu non plus un titre aussi litteral que Un Coeur en hiver qui designe celui du personnage, d’habitude c’est le récit qui permet de le constater et il me semble primordial de faire etat de cette spécificité du film dans l’oeuvre de Sautet. Pour le reste, en me concentrant sur Stéphane (car c’est un personnage clé de l’oeuvre de Sautet) j’ai un peu négligé en effet les aspects du film relatifs au trio (j’y fais juste allusion dans les premieres lignes de mon texte) qui soulèvent les questions que tu as évoquées quant aux motifs de Stephane, qui ne sont pas explicités, quoique la lecture de la nouvelle de Lermontov dont le film est tiré apporte aussi des lumières. Ton parallèle avec César et Rosalie est juste meme s’il y a des differences. Sinon, les scènes avec le professeur me paraissent directement liées à l’intrigue principale au sens où elles permettent à Stéphane de prendre conscience de la nature et des effets du sentiment amoureux et peut-être de commencer à en percevoir la naissance chez lui.

      J’aime

      • J. R. dit :

        Je connais mal les intentions du réalisateur mais pour moi il était évident que Stéphane, sans parler d’homosexualité refoulé, séduit Camille pour se prouver qu’il peut réussir ce que Maxime réussit. Si elle n’était pas aussi belle il ne l’aurait pas approchée à mon avis…

        J’aime

        • Strum dit :

          Peut-être. Je pense qu’il est difficile d’élucider complètement ses motifs et que lui-même a du mal à les comprendre. C’est la raison pour laquelle ce qui m’a d’abord intéressé, ce ne sont pas ces motifs que l’on ne connait pas, mais sa condition d’être « qui n’a pas accès aux sentiments » selon ses propres termes, condition existentielle qui renvoie à plusieurs personnages de l’oeuvre de Sautet (dans Max et Les Ferrailleurs, Les Choses de la vie, Quelques jours avec moi, etc.)

          J’aime

  5. Rémy dit :

    Bonjour,

    En fait, c’est un peu édulcorer les choses que de dire qu’il n’a « pas accès aux sentiments ».

    Plus crument, il n’a pas accès au sexe; c’est une chose de ne pas pouvoir s’attacher à une femme comme le personnage de Quelques jours…, et une autre de ne pas pouvoir la posséder même le temps d’une nuit, surtout lorsqu’elle est aussi désirable qu’Emmanuelle Béart.

    D’où la scène très forte où cette jeune femme si policée, à bout de nerfs, empoigne l’entrejambe du héros dans une salle de restaurant bondée, lui faisant remarquer qu’il ne b….pas non plus son amie libraire avec laquelle il sort pourtant régulièrement.

    Peut être faut-il y voir une correspondance secrète avec Ravel auquel on ne prête aucune relation féminine (ou masculine d’ailleurs), même passagère, un peu à la manière d’Henry James.

    J’ai d’ailleurs parfois le sentiment que le film entier procède de la musique de Ravel tant elle est omniprésente de la première à la dernière image et tant son mystère s’accorde à l’impénétrabilité des personnages.

    Sauf erreur de ma part, c’est le seul film de Sautet qui ne soit pas accompagné par une musique originale (souvent magnifique d’ailleurs) mais par une partition préexistante alors qu’il était un grand mélomane; ce choix unique dans sa carrière indique assez l’importance du sublime trio ravélien dans la composition de l’oeuvre.

    Evidemment, le héros est un Ravel raté, incapable de transcender son impuissance à vivre une relation amoureuse par la création artistique; c’est un simple artisan, impuissant à posséder la musique (il ne joue même pas de ces violons sur lesquels il travaille inlassablement) comme il est incapable de posséder une femme.

    Et peut être est-il donc un véritable pervers sadique qui, incapable de jouir d’une façon ou d’une autre, ne trouve son plaisir que dans la destruction de l’autre. Evidemment, pas de propos délibéré sans quoi le personnage serait vraiment trop antipathique et finalement inintéressant.

    Au contraire, il semble se débattre dans une nuit impénétrable pour lui aussi, ce qui explique que nous soyons quand même étrangement émus à la fin du film par sa destinée misérable qui devrait nous indifférer (ce dernier plan terrible, Auteuil si seul dans une cage de verre, derrière la vitre du café, l’image de son enfer intime)

    Amusant de constater que la plupart des critiques qui reprochent mécaniquement à Sautet le caractère prétendument trop bourgeois de ses films en général et de celui-ci en particulier, en ont d’ailleurs fait eux-mêmes une analyse très bourgeoise, en restant au stade des convenances (« Il est incapable d’aimer ») alors qu’il y a manifestement quelque chose de plus cru et de plus pathologique dans le personnage principal.

    J’aime

    • Strum dit :

      Je n’édulcore rien. Je cite simplement le film. Sautet était un homme pudique. Il n’aurait jamais écrit une réplique aussi crue que « je n’ai pas accès au sexe », mots qui du reste sont impropres à décrire le mal de Stéphane. Il n’est pas simplement impuissant, c’est autre chose. « Je n’ai pas accès aux sentiments » ce ne sont pas mes mots, mais ceux de Sautet. C’est une citation d’une réplique de Stéphane dans la scène clé du film où, dans sa voiture, il explique son mal à Camille. Ce sont les mots mêmes de Sautet pour désigner le mal dont souffre son personnage qui fait écho à tant d’autres de sa filmographie ; pour la première fois, un de ses personnages tentait de nommer son mal, avec ses mots. Il me parait essentiel d’en tenir compte, avec la modestie que la critique appelle. C’est bien d’approfondir l’interprétration d’un film comme tu le fais (Ravel n’a certainement pas été choisi par hasard), mais il est important de tenir compte de ce que dit le personnage lui-même, avec les mots que lui prête Sautet, et comment il le dit, dans le respect des mots de l’auteur. Surtout quand ces mots éclairent une bonne partie de sa filmographie. Ce n’est pas une question de « convenances » contrairement à ce que tu sembles croire. Pour mémoire, voici les mots de Stéphane à Camille dans la voiture : « … Je vais vous dire la vérité… c’est vrai que j’ai voulu vous séduire… sans vous aimer… par jeu… sans doute contre Maxime… je l’avais décidé… vous parlez de sentiments que je ne ressents pas… qui n’existent pas… je n’y ai pas accès… je ne vous aime pas…  »
      Plus tard quand il vient la voir dans son appartement : « il y a quelque chose en moi qui ne vit pas… je n’arrive pas à… je sens bien que ce n’est pas les autres que je détruis c’est moi… »
      C’est à cause de ces mots qui éclairent en partie le mystère que j’ai parlé d’approche plus littérale que de coutume chez Sautet. Reste cette autre partie, plus impénétrable, de sa personnalité.
      Sinon, dieu merci, je ne fais pas partie des critiques qui trouvent le cinéma de Sautet « bourgeois » pour autant que cela veuille dire quelque chose et j’espère quand même que tu ne me mets pas dans le même lot. J’ai d’ailleurs moi-même déjà dénoncé dans mes articles sur Sautet ce préjugé ridicule qui lui a longtemps collé à la peau à cause de critiques se copiant les uns les autres. PS : c’est après le départ de la libraire, quand il n’est plus question de celle-ci, que Camille lui saisit l’entrejambe.

      J’aime

      • Remy dit :

        Je ne pense pas qu’un personnage, surtout aussi névrosé que celui du film, exprime l’exacte réalité de ce qu’il est et ressent ( pas facile d’ailleurs ce type d’aveux pour un homme à une femme qui s’offre à lui, non ?)

        De mémoire, le monologue d’ouverture du héros est d’ailleurs une déclaration de fidélité et d’admiration sans réserve à son ami; il ne cessera de le trahir par la suite ce qui démontre assez ses difficultés à tenir un discours sincère et lucide sur lui même.

        Et il y a ce que l’on voit de lui dans le film: un célibataire en pleine force de l’âge qui n’a pas seulement peur des sentiments, mais peur des femmes ce qui n’est pas du tout la même chose

        En ce sens, il ne me parait pas un approfondissement des personnages des films précédents, radicalement différents car tous pourvus d’une vie sentimentale, même déficiente ( peut être à l’exception de Max dont on ne sait rien mais dont le puritanisme peut expliquer qu’il ne rejoigne pas la prostituée, ne serait-ce que le temps d’une étreinte; là rien de tel, le personnage de Béart n’a rien qui puisse en détourner…)

        Voilà pourquoi j’ai le sentiment qu’il y a quelque chose de moins littéraire et de plus cru qu’une difficulté à éprouver des sentiments.

        Mais bien sûr, on peut voir les choses comme toi.

        On en revient à la richesse du film qui ouvre la voie à toutes les interprétations avec beaucoup plus de pudeur et de grâce que toutes les analyses qu’il peut susciter.

        Et j’avais bien compris que tu ne considérais pas les films de Sautet comme trop bourgeois mais c’est un lieu commun vraiment battu en brèche par celui-ci en dépit des apparences.

        J’aime

        • Strum dit :

          Le monologue d’ouverture est plus ambigu et plus réservé que ce que tu dis. Stéphane y observe déjà que Maxime est son patron et que ce fait même les sépare. Sinon, Stéphane essaie, dans le dernier tiers du film, de sortir de l’ornière, de la solitude, où l’ont conduit ses actions. Il faut croire à la sincérité de ses mots quand il les adresse à Camille. Nous sommes au moins d’accord sur le fait que c’est un film très pudique et cette pudeur, impuissante certes à dire tout son mal-être, se retrouve dans les mots de Stéphane. Quant au reste, Stéphane accentue des tendances, des prémisses, que l’on peut observer chez plusieurs autres personnages de Sautet et ce ne peut être un hasard. J’en suis convaincu. Max évidemment, Martial. M. Arnaud dans le film suivant, c’est un personnage assez proche, mais vieilli. Même le personnage de Piccoli dans Les Choses de la vie en est une ébauche, impénétrable, insondable, dans la scène de voiture où il quitte sans un mot Romy Schneider. Il la quitte sans comprendre pourquoi il le fait. Et soudain, sur la route, le lendemain, il recouvre la conscience. Trop tard pour lui puisque vient alors l’accident…

          J’aime

  6. J. R. dit :

    Je suis de loin votre intéressant débat. J’ajouterais, pour ma part, qu’à l’évidence une impuissance sentimentale entraînerait une impuissance sexuelle – on imagine pas un cœur froid juisseur – mais qu’à contrario être sensible et amoureux, n’exclut pas d’être impuissant sexuel (tous les impuissants ne sont pas obligatoirement des pervers, mais tous les psychanalystes si 🙂 ) : mais, alors, sans doute que si c’était le cas, il manifesterait de la jalousie ou de la frustration, hors Stéphane est relativement impassible il me semble… c’est un peu ce qui le rend indifférent. Dans le film de Louis Malle, Le Feu Follet, le personnage joué par Maurice Ronet est aussi un impuissant existentiel, qui n’arrive pas à saisir les choses, mais il en est blessé, lui, au contraire de Stéphane. Personnellement, je suis assez mal à l’aise avec la séquence d’euthanasie. Si le bien que pouvait produire une personne comme Stéphane aurait été moins ambiguë, ça m’aurait un peu plus emballé.

    J’aime

  7. J.R. dit :

    J’ai regardé Max et les Ferrailleurs hier soir, et en effet Max annonce le personnage de Stéphane. Sauf que sa passion réprimée finit par exploser, ce n’est pas le cas dans Un Cœur en Hiver.
    Je pense que le film de 1971 est le meilleur de son réalisateur, c’est son film le plus cinégénique. Piccoli, un peu trop couvert de fond de teint, est impeccable. Lorsque que vous regardez la Romy de cette époque, vous êtes bouleversé et vous brulez de l’intérieur. L’interprétation est excellente, et Michel Creton est presque bien… J’adore les plans en voiture. Après le film est invraisemblable, Max manipule trop bien Romy, et toi qui connaît le justice, tu sais qu’un policier ne se risquerait même pas à se faire passer pour le client d’un dealer : il est formellement interdit à un policier d’inciter à commettre un acte illégale pour faire justice. Mais comme dans toutes les bonnes histoires un homme, Abel Moresco, est victime de la femme…

    J’aime

    • Strum dit :

      Oui, Max annonce Stéphane et je suis content que tu le perçoives ainsi également. Max est vraiment un des tous meilleurs Sautet, avec une atmosphère très particulière. C’est vrai que l’intrigue est invraisemblable mais cela passe car on est dans l’univers mental de Max. Piccoli y est prodigieux comme souvent – et Romy Schneider bouleversante en effet.

      J’aime

      • J. R. dit :

        Je crois que ce qui nous touche avec Romy, c’est que la plus parfaite des personnes est triste et esseulée, que les hommes n’ont pas peur d’elle mais préfèrent les femmes plus imparfaites, parce que qui se ressemble s’assemble comme dit l’adage. C’est l’étrangeté de sa blessure. Trop idéale !

        J’aime

        • Strum dit :

          Tout à fait d’accord. C’est le sort des femmes trop belles au cinéma, et peut-être dans la vie, et c’est ce qui rend émouvantes ces actrices à la beauté de déesse.

          J’aime

  8. Ping : Max et les ferrailleurs de Claude Sautet : l’inconnu | Newstrum – Notes sur le cinéma

  9. oussadi dit :

    On est totalement d’accord sur le fait que Max annonce Stéphane et que Pierre en est déjà une ébauche. Les trois expriment le même mal-être, le premier par son accident, le second par le meurtre (et Piccoli est extraordinaire quand il fait passer le sentiment que son personnage est acculé à cette extrémité parce qu’il n’y a pas d’autre issue) et le troisième par une ébauche d’auto-analyse qui reste très parcellaire et pour cause puisqu’il ne sait pas lui-même pourquoi il agit ainsi mais qui a le mérite de remplacer les coups par les mots. L’aspect géméllaire avec Camille est bien vu, ces deux là ont des névroses qui se correspondent et malgré tout il y a quelque chose entre eux comme il y avait déjà quelque chose entre Max et Lily: à la fois un lien et un obstacle. Et puis effectivement ce mal-être relève d’une impuissance par rapport à la vie en général et aux femmes en particulier. Les personnages masculins les dévorent du regard mais c’est comme s’il existait une barrière invisible qui les empêchaient de les toucher. Max utilise son appareil photo pour mitrailler Lily qu’il ne peut pas posséder autrement, le seul contact physique entre Stéphane et Camille vient de Camille pour signifier à Stéphane qu’il n’est pas un homme (Lily s’interroge de la même façon sur Max) et je crois le passage le plus significatif c’est quand Mr Arnaud lève les mains au-dessus du corps de Nelly endormie comme s’il voulait la caresser mais sans contact! C’est incroyable quand même comme c’est cohérent.

    J’aime

    • Strum dit :

      Oui, tout à fait, Monsieur Arnaud poursuit l’idée. C’est Stéphane vieilli.

      J’aime

    • Valfabert dit :

      Bien vu : la barrière invisible entre Max et Lily manifestée par la séance de photographie. On voit d’ailleurs, une fois que les photos prises sont affichées sur le mur lors de la rencontre suivante, que Max n’a pris que des détails, autrement dit des fragments de Lily, l’unité de sa personne lui échappant à ce stade du récit.

      Aimé par 1 personne

  10. oussadi dit :

    C’est un trait très autistique car l’autiste voit le détail et non l’ensemble, particulièrement en ce qui concerne le domaine corporel et ce n’est pas le seul aspect qui me fait soupçonner cela chez Sautet. La manière dont Stéphane se comporte en société par exemple. C’est en contradiction totale avec l’image de convivialité qui colle à la peau de ce réalisateur d’ailleurs, pas étonnant quil excelle dans le dédoublement (Abel et Max, Maxime et Stéphane).

    J’aime

Répondre à J. R. Annuler la réponse.