Phoenix de Christian Petzold : l’impossible renaissance après les camps

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Phoenix (2015) de Christian Petzold raconte le retour de camp de concentration de Nelly, une femme défigurée dont le visage a été reconstitué par la chirurgie, qui refuse de croire que son mari Johnny la dénonça aux nazis pendant la deuxième guerre mondiale. Plutôt que de partir en Palestine pour refaire sa vie, elle part à la recherche de Johnny qu’elle aime toujours. Lorsqu’elle le retrouve, celui-ci ne la reconnait pas et croyant Nelly morte, lui propose de jouer le rôle de sa femme pour s’emparer de sa fortune.

Phoenix s’inscrit dans cette lignée de livres et de films allemands faisant le procès de l’Allemagne nazie initiée par les écrivains Günter Grass, Siegfried Lenz et Heinrich Böll à la fin des année 1950. Le film est d’ailleurs dédié au procureur Fritz Bauer, figure majeure de la prise de conscience de la culpabilité collective de l’Allemagne, à l’origine des procès des gardiens de camps d’Auschwitz dans les années 1960 et auquel un autre film allemand sorti en 2015, Le Labyrinthe du silence, fut consacré.

Phoenix se déroule en 1945 ou 1946 durant cette période confuse de l’après-guerre où les questions d’héritage autour des disparus des camps donnèrent parfois lieu à de sordides tractations et mises en scène, et où personne ou presque ne voulait entendre les récits des rares survivants des camps (paru dans l’indifférence en 1947, Si c’est un homme de Primo Levi ne fut lu que bien plus tard, à l’occasion de rééditions). Johnny n’imagine pas une seconde que sa femme Nelly a survécu aux camps. Il l’a dénoncée, il la croit morte, et elle ne vit dans son souvenir que parce qu’il cherche un moyen d’hériter de sa fortune. De cela, Nelly ne prend conscience que très tardivement. Car c’est le souvenir de Johnny qui lui a permis de survivre au camp, et c’est au travers de ce souvenir heureux qu’elle entend renaître. Quand Johnny ne la reconnait pas et lui propose de jouer son propre rôle, elle y voit la possibilité de recommencer une nouvelle vie avec lui sans les fantômes du passé. Nelly espère qu’elle et Johnny connaitront cette purification par le feu du Phoenix, cet oiseau mythique qui renait de ses cendres sans mémoire et sans passé. Mais c’est un vain espoir. Son amour ne peut consumer la mémoire des camps, et quand elle voit la preuve de la trahison de Johnny, elle réalise qu’une nouvelle fois, il essaie de la spolier. Et il n’est sans doute pas le seul. Ceux qui viennent l’accueillir à la gare lors de son faux retour sont probablement de mèche et participent à une écoeurante mise en scène où ils récitent un texte appris. Johnny est coupable, l’Allemagne est coupable, et Nelly ne peut oublier. Nul n’est phoenix car le passé survit toujours.

Phoenix n’est pas un film-dossier où le fond prend le pas sur la forme. Sa force réside d’abord dans la maitrise formelle de Christian Petzold, dont la mise en scène porte le récit. Au début du film, Nelly surgit de la bouche de la nuit en voiture (ce qui s’est passé dans les camps est irreprésentable). Puis les scènes dans la clinique font la part belle à un blanc neutre, couleur d’un visage refait qui doit tout réapprendre. La partie du film se déroulant dans le cabaret (dont le nom, Phoenix, est trompeur à plus d’un titre) est enveloppée d’un rouge primaire, couleur de l’enfer ou du feu, mais ce n’est pas un feu purificateur. Des tons verts surgissent ensuite quand l’illusion du bonheur étreint Nelly. Un travail approfondi sur la profondeur de champ et sur le son (c’est un film silencieux) rend compte de la solitude absolue des personnages, créant une atmosphère parfois irréelle, à laquelle contribue la reconstitution du Berlin d’après-guerre qui ne recherche pas le réalisme. C’est un film où, pareil à Nelly, on attend de voir quand Johnny comprendra. Ce sentiment d’attente doit beaucoup à l’actrice Nina Hoss, dont le regard passe pendant le film de l’effroi à l’attente, et de l’attente au jugement. La fin est d’une sécheresse admirable et tombe comme un couperet, sur nous comme sur Johnny. Autant de qualités qui font de Phoenix, que je découvre tardivement, l’un des meilleurs films de 2015, et de Christian Petzold un réalisateur à suivre.

Strum

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8 commentaires pour Phoenix de Christian Petzold : l’impossible renaissance après les camps

  1. modrone dit :

    Bon film bien que je lui préfère Barbara du même trio metteur en scène-actrice-acteur. Le labyrinthe du silence était très bien lui aussi, un peu plus « thésard » mais intéressant.

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  2. Strum dit :

    Bonjour eeguab, je n’ai pas vu Barbara mais du coup le film me tente bien.

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  3. princecranoir dit :

    Très bien aussi « Barbara » mais en ce qui me concerne, je préfère « Phoenix ». Tu trouves d’ailleurs les mots justes pour décrire l’intense émotion qui gouverne le film sous la braise de la rancoeur. Au-dela du contexte historique, le film interroge la survivance des sentiments, l’image projetée de l’être aimé.

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  4. Bonjour ici aussi Strum,

    Phoenix de Christian Petzold fait partie de ces films que j’apprécie de plus en plus au fur et à mesure que le temps passe, comme s’il continuait à me hanter après sa vision. Si la dernière séquence du film est vraiment très forte émotionnellement, elle m’a également apportée une certaine forme de soulagement : Nelly Lenz affronte enfin la réalité la plus cruelle qui soit, et elle le fait avec panache et beaucoup de dignité. Elle ne va plus s’illusionner, elle n’aura plus d’attente, elle n’espèrera plus rien de son époux ni de l’Allemagne. Elle peut enfin se projeter dans son avenir et se reconstruire, même si elle restera sans aucun doute tourmentée toute sa vie par ce qu’elle a vécu dans les camps, par cette trahison d’un homme mais aussi de tout un peuple.
    Quant à Christian Petzold, je ne peux que te conseiller de voir ses précédentes œuvres, tels que Barbara (2012) ou Yella (2007). Avec toujours l’actrice Nina Hoss, que je trouve magnifique dans tous les sens du terme.
    Pour en revenir au procureur Fritz Bauer, c’est vraiment intéressant de le retrouver par deux fois au cinéma sur une année, directement (avec Le Labyrinthe du silence) ou indirectement (avec Phoenix, qui lui fut dédicacé). Le premier film omet étrangement les circonstances plus qu’obscures de sa disparition, contrairement au réalisateur du second film, Christian Petzold, qui lui en parla très ouvertement lors de ses interviews qui ont accompagné la sortie de Phoenix. Quoi qu’il en soit, il est bon de ne pas oublier ce juge et procureur allemand et le fait que le cinéma allemand lui rende hommage, d’une manière ou d’une autre, n’est pas à négliger.

    Sur ce, je te souhaite une excellente fin de semaine, à bientôt 🙂

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    • Strum dit :

      Bonjour Sentinelle et merci pour ton message. Moi aussi, j’attendais le moment où Nelly lui dirait enfin la vérité et la scène de « révélation » est formidable. J’ai bien l’intention de voir Barbara et Le Labyrinthe du silence que je n’ai toujours pas pu voir. Le cinéma allemand traverse une période où est en vogue le sujet de la responsabilité collective de l’Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale.
      Bonne fin de semaine également et à bientôt. 🙂

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  5. Martin dit :

    Je ne sais pas dire pourquoi, mais quelque chose dans « Phoenix » ne m’a pas tout à fait convaincu. Le sujet est important et bien traité, les acteurs sont bons… c’est peut-être ce Berlin d’après-guerre reconstitué qui ne m’a pas tout à fait « embarqué ».

    Cela dit, je verrais volontiers les autres films de Christian Petzold et, comme vous l’avez tous souligné, la fin de ce « Phoenix » est tout à fait remarquable, sur le fond et dans la forme.

    Je serais curieux de ton avis sur « Le labyrinthe du silence ». Je pense que tu le trouveras moins emballant sur la forme, mais je crois que le sujet risque fort de t’intéresser.

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  6. Strum dit :

    Pour ma part, j’ai bien aimé cette reconstitution d’un Berlin un peu fantasmagorique. A mon avis, c’est volontaire, et cela participe de l’atmosphère particulière que Petzold a voulu créer. Nelly est un peu comme un fantôme venu du passé d’ailleurs. Je compte bien voir Le Labyrinthe du silence (qui fait partie de ma liste sans fin et sans cesse rallongée de films/livres à voir/lire).

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