Le Nouveau Monde de Terrence Malick : la fille du fleuve et la civilisation

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Les thèmes du Nouveau Monde (2005) de Terrence Malick puisent aux sources des écrivains transcendantalistes américains du XIXè siècle, Emerson, Thoreau et Whitman, qui exaltaient la nature divine et bienfaitrice de l’Amérique et sa destinée. Malick filmant Le Nouveau Monde, c’est Thoreau quittant la civilisation pour vivre en ermite dans les bois et y écrire son Walden.

Plutôt que le récit d’une histoire d’amour entre un colon anglais (John Smith) et une princesse indienne (Pocahontas) à l’aube de la colonisation de la Virginie (début du XVIIè siècle), histoire maintes fois adaptée, Le Nouveau Monde est donc le récit de la nature américaine livrée à la civilisation occidentale venue la coloniser, le récit d’une fille du fleuve (Q’Orianka Kilcher), quittant les eaux vives et l’ombre des frondaisons des bois pour s’éteindre peu à peu au milieu des hommes de la ville. La première partie du film baigne dans l’eau lustrale d’une nature régénératrice où John Smith (Colin Farrel, acteur dont le registre est hélas limité), renaît sous son influence panthéiste. La beauté et la sérénité des images (dont l’éclat est réhaussé par l’utilisation du prélude de l’Or du Rhin de Wagner) y font pardonner les ellipses soudaines dans la narration, qui témoignent autant des difficultés rencontrées par Malick pour raccourcir son film à la demande de New Line, que d’une discontinuité narrative assumée se réclamant de la technique littéraire du flux de conscience telle qu’appliquée au cinéma, choix narratif que Malick radicalisera dans Tree of Life et les films suivants. Les images de nature sont ici des instants de communion d’où est bannie à dessein toute idée de continuité. Pour capturer ces instants, Malick s’est adjoint les services du chef opérateur Emmanuel Lubezki, devenu depuis le complice inséparable de ses expérimentations visuelles et narratives, et l’on trouve dans Le Nouveau Monde les prémisses de ce qui se fera plus systématique dans les films suivants : caméra mobile en apesanteur, courtes focales déformant les images (surtout dans les films suivants), plans en contre-plongée, bras levés vers le ciel (qui sont le « motif dans le tapis » de ce cinéma).

Or, dès que Pocahontas se donne à la civilisation par amour pour Smith, en croyant à tort échanger un absolu pour un autre (celui de la nature pour celui de l’amour), et surtout dès que Smith l’abandonne de manière presque incompréhensible, le film perd de sa grâce. Ce moment concorde avec celui où Pocahontas est achetée par les Britanniques et rencontre John Rolfe (Christian Bale), qui entreprend de l’arracher à sa condition d’indienne en l’épousant. En même temps que Pocahontas fait, contrainte et forcée, allégeance à la civilisation européenne moderne et à sa conception plus rationaliste du monde, Malick semble faire allégeance à une narration plus traditionnelle, plus soucieuse de continuité narrative, c’est-à-dire une narration elle aussi plus rationaliste, plus consciente d’elle-même, contrastant avec la narration du début soumise aux caprices des sentiments et de la nature. C’est comme si le destin de Pocahontas se reflétait dans le miroir de la mise en scène, un miroir mélancolique. Réduite au rang d’épouse exotique, engoncée dans une robe qui ne lui va pas, Pocahontas, ex-fille du fleuve, dépérit alors et le film avec elle. En chutant du paradis de la nature selon le courant philosophique dont Malick se fait le chantre, le film révèle ses césures, fait voir que ses personnages ne sont guère écrits, et le spectateur, désenchanté lui aussi, se surprend à formuler des réserves qu’il tenait jusque-là pour négligeables. C’est l’inverse de ce qui se passe dans Tree of Life, où c’est au contraire la partie la plus construite narrativement, celle relatant l’enfance du cinéaste, qui était la plus belle. 

Surnagent encore, toutefois, quelques sublimes images, notamment dans les derniers plans de Pocahontas en Angleterre. Peut-être que Malick entend signifier que Pocahontas pourrait s’ouvrir à une autre compréhension du monde, à une conscience de la présence divine dans la nature en vertu d’une vision plus positive de l’apport de la civilisation, alors que dans le monde innocent du début, elle n’avait conscience de rien, mais ce thème est trop rapidement abordée, ou de manière trop allusive, pour que l’on s’en pénètre vraiment. Ces réserves étant faites, on se souvient longtemps des lueurs de paradis naïf que le film nous a fait par moments entrevoir.

Strum

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15 commentaires pour Le Nouveau Monde de Terrence Malick : la fille du fleuve et la civilisation

  1. Dommage par contre que la « vérité » historique ne soit pas respectée. Le film est merveilleux et dégage tout ce que tu analyses ci-dessus, mais Pocahontas était juste une petite fille à l’époque. Disney et Malick véhiculent la même image niaise de l’amour entre amérindienne et britannique. Ca m’agace. Qu’ils changent les noms dans ce cas, comme ça tout le monde est content.

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    • Strum dit :

      Tout à fait, la vérité historique n’est pas ce qui importe à Malick. En cinéaste-philosophe, il se sert ici de ses personnages comme d’archétypes personnifiant l’une la nature, l’autre la civilisation.

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  2. Ronnie dit :

    Des arbres, des plantes & des fleurs …. Horticulteur ou paysagiste le Terrance probablement. 🙂
    Quel ennui ce ‘cinéma’.

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  3. Je me soumets volontiers à cette lecture limpide et incisive sans toute fois m’y retrouver totalement. J’ai la faiblesse de croire que Malick, sous l’attirail du philosophe qui aime penser par l’image, est également un grand romantique. C’est ce versant passionnel qui me touche davantage dans ce film, et ce de bout en bout. Comme me touche aussi « la balade sauvage » ou « Knight of cups ». J’ai en revanche toutes les peines du monde à adhérer à « la ligne rouge » ou, pire encore, à ce « tree of life » édifié en chef d’oeuvre par le jury cannois mais qui na suscité chez moi que soupirs de consternation.

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    • Strum dit :

      Grand romantique aussi, oui, je suis d’accord, tu as raison de le souligner – je crois que cet aspect me touche moins que toi dans ses films parce que les personnages ne sont pas toujours très écrits/développés. Pour ma part, j’ai beaucoup aimé toute la partie proustienne de Tree of Life qui tourne autour des sortilèges et des traumatismes de l’enfance (cela en fait un film à part dans sa filmographie) – mais non en raison de sa Palme d’or, les récompenses d’un jury (qui tiennent à tant de facteurs différents) n’étant pas pour moi un critère critique.

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  4. tinalakiller dit :

    Un très beau film même si effectivement je ne le trouve pas parfait (je n’avais pas jamais réfléchi aux raisons en particulier mais il me semble que ce que tu soulignes dans ton billet est très pertinent).

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  5. 100tinelle dit :

    Ah Malick… soupir. J’ai tellement aimé ses deux premiers films. Et puis il m’a progressivement laissée sur le bord de la route, au point où je n’ai plus pris la peine de voir ses derniers films. Agacée par la voix-off de La Ligne rouge (écouter la lecture du bottin téléphonique aboutirait au même effet sur moi, pas vu jusqu’au bout), déçue par Le Nouveau Monde (que j’ai tout de même vu entièrement, les images sont évidemment sublimes), j’ai abandonné The Tree of Life au bout d’une demi-heure (insupportable pour moi). Je n’ai plus fait de tentative depuis, mais je peux toujours voir et revoir La Balade sauvage ou Les Moissons du ciel. Ce dernier fait d’ailleurs partie de mes films préférés (ah Sam Shepard… re-soupir – mais d’un autre genre que celui pousser pour Malick au début de mon commentaire).

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    • Strum dit :

      Malick a perdu beaucoup d’admirateurs en route. Le vrai film charnière, c’est Le Nouveau Monde, où l’on trouve les prémisses de ce qui va venir. J’ai beaucoup aimé Tree of life, mais pour sa partie centrale proustienne sur l’enfance du réalisateur (que tu n’as donc pas vu. 🙂 ). J’ai eu du mal avec le début du film.

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  7. rall dit :

    Vous parlez du déficit d’écriture des personnages, de leur côté archétypal. Cela me semble assez cohérent avec un film qui s’apparente à une relecture biblique et religieuse de la découverte de l’Amérique. C’est comme si cette histoire entre Smith et Pocahontas était une recomposition du péché originel. Les anglais arrivent dans un Eden, peuplé d’indiens qui « n’ont pas de mot pour jalousie, cupidité… ». Smith a le choix de rejoindre ce paradis mais préfère devenir un soldat de la conquête et trahit ses idéaux et sentiments pour Pocahontas. Pocahontas pourrait obéir à son père et laisser les anglais à leur famine mais sa bonté et son amour l’amènent à trahir son peuple en livrant des semences. Elle est ensuite trahie par ses semblables pour une marmite et prise en otage. Ces trahisons vont précipiter la colonisation. La conquête de l’Amérique se traduit par un renoncement au paradis des origines sous le coup de la cupidité conjuguée à la naïveté. En intégrant le monde blanc par amour, Pocahontas se convertit sans résistance à une nouvelle religion et à un nouveau mode de vie. Elle découvre par là le mensonge, celui de Smith, celui de ses propres sentiments vis-à-vis de Rolfe. Elle perd son innocence et meurt. Le paradis pour elle n’est plus sur Terre mais dans cet au-delà qu’on lui a enseigné.
    J’ai beaucoup de réserves sur le style qui va émerger du Nouveau monde. Je ne goûte pas vraiment le filmage « océanique » et mystique de ses films suivants même s’ils sont plastiquement sublimes. Mais je dois dire que l’équilibre entre facture classique et contemplation est très réussi dans Le nouveau monde. Je n’hésite pas pour celui-là à employer le mot de chef-d’œuvre d’autant que le côté romantique m’a beaucoup touché.

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    • Strum dit :

      Oui, de ce point de vue, c’est assez cohérent. Le déficit d’écriture des personnages, leur côté archétypal, fonctionne tout le temps où l’on s’abime dans la contemplation des images. C’est dans la deuxième partie du film que le charme a moins fonctionné sur moi, justement parce que j’ai alors été moins sensible aux images. Mais je serais heureux de revoir ce beau film que je n’ai pas vu depuis sa sortie.

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      • rall dit :

        C’est vrai qu’au moment où Smith part et que Pocahontas se désespère, il y a un net flottement dans le film (20 minutes) et une forme de régression esthétique. Le fait d’adopter le mode de vie occidental s’apparente à s’intégrer à un monde plus technique et efficace mais aussi plus laid et utilitaire. Je l’ai vu pour la première fois hier soir et l’enchantement a primé sur le reste.

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