L’Homme que j’ai tué (Broken Lullaby) d’Ernst Lubitsch : les fils sacrifiés

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L’Homme que j’ai tué (Broken Lullaby) (1932) d’Ernst Lubitsch est un magnifique mélodrame, pur comme un ciel sans nuage, qui raconte l’histoire de Paul (Phillips Holmes), un soldat français ne se consolant pas d’avoir tué un soldat allemand dans les tranchées durant la première guerre mondiale. Lorsque Walter meurt dans ses bras, les yeux grands ouverts, des yeux clairs aussi doux que les yeux clairs de Paul, celui-ci en conçoit d’inextinguibles remords. Il a l’impression d’avoir tué son propre frère (ils sont d’ailleurs tous deux violonistes). Le recours à la religion, l’absolution d’un curé, ne lui sont d’aucun secours. Alors, il part en Allemagne, mû par le projet aussi vague qu’insensé de demander pardon aux parents de Walter.

Mais une fois arrivé dans la maison des parents de Walter, qui vivent avec Elsa (Nancy Carroll), sa fiancée, Paul est incapable de leur avouer la vérité. Parce qu’il a fleuri la tombe de Walter, ils le prennent pour un ami de leur fils, qui avait vécu à Paris avant la guerre. Ils sont alors envahis par une joie extrême, qui les fait trembler, qui les fait pleurer de bonheur, et ils demandent à Paul de leur parler de Walter. La dette de Paul à leur égard est telle qu’il réalise qu’il ne peut les priver de cette joie soudaine et qu’il paiera sa dette non pas en demandant pardon mais en leur rendant le bonheur dont il les a privés. En faisant croire qu’il est un ami de leur fils, il rend Walter au présent, il le fait sortir de sa tombe. Il donne à ses parents un autre fils (et à Elsa un autre mari) : lui-même, faisant le sacrifice de sa propre vie pour remplacer l’homme qu’il a tué. Ce film est l’histoire de deux sacrifices, celui de deux fils, l’un allemand, l’autre français, qui sont en vérité semblables. Lubitsch filme ces scènes avec une délicatesse extraordinaire, et sous nos yeux les parents et Elsa paraissent revivre.

Lubitsch est la délicatesse faite homme quand il s’agit de filmer des sentiments, mais son regard ne vacille pas quand il dénonce ceux qui sont responsables de la guerre. Il ne cache rien de l’esprit de revanche contre la France qui empoisonne l’atmosphère du village allemand et de la haine que vouent certains à Paul parce qu’il est français : ils préparent la guerre à venir, comme si en 1932, Lubitsch (né à Berlin et ayant quitté l’Allemagne en 1923) savait déjà l’apocalypse qui vient. Lors d’une scène superbe où le Docteur Hölderlin (Lionel Barrymore), père de Walter, vient dire à ses amis xénophobes et revanchards leurs quatres vérités, Lubitsch condamne avec virulence les pères allemands et français (il ne fait pas de différence entre les deux) qui ont envoyé leurs fils mourir à leur place sur les champs de bataille, qui ont sacrifié une génération. Cette scène fait écho à l’un des grands romans de l’époque, A l’Ouest, rien de nouveau d’Erich Maria Remarque, paru trois ans plus tôt, en 1929. On jurerait que Lubitsch a lu ce livre, qui contient des pages d’une grande force clouant au pilori de l’Histoire les pères et les professeurs qui ont envoyé au front (contre leur gré le plus souvent) les fils et les élèves après leur avoir lavé le cerveau de pensées nauséabondes et belliqueuses.

Lubitsch est ici totalement maitre de son art : il nous montre au début du film les épées et les bottes rutilantes des officiers à l’église, et les canons qui tonnent pour fêter le premier anniversaire de l’Armistice, autant d’images qui préfigurent l’avenir proche de l’Europe ; par un plan de grue virtuose, il nous amène ensuite aux côtés de son héros priant seul dans les travées de l’église ; il utilise avec maestria des fondus-enchainés lui permettant d’éviter les plans de liaison inutiles et de raconter en 76 minutes seulement un récit qu’un cinéaste de moindre envergure aurait mis plus de temps à relater ; par un raccord de regards (idée reprise par Spielberg dans Saving Private Ryan) et d’habiles cadrages, il fait se rejoindre les visages de Walter et de Paul (ainsi dans le bureau du Docteur, le visage de Paul juste au-dessus du portrait de Walter) nous révélant par là qu’ils sont les mêmes, des fils sacrifiés ; par l’usage du son (le bruit d’un défilé militaire que le Docteur entend devant une rue maintenant vide), il nous fait imaginer, sans avoir besoin de le montrer, le moment où le père de Walter a fêté le départ de son fils pour le front en 1914 ; et dans un plan très amusant où un commerçant augmente le prix d’une robe en entendant tirer profit de la romance qui nait entre Paul et Elsa, on reconnait le grand cinéaste comique qu’il va devenir.

Plaidoyer pour l’amitié franco-allemande, ce film méconnu figure parmi les plus beaux de Lubitsch.

Strum

PS : le film est tiré d’une pièce de Maurice Rostand, qui adaptait son propre roman.

PPS : Frantz (2016) de Francois Ozon est un remake de L’Homme que j’ai tué.

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9 commentaires pour L’Homme que j’ai tué (Broken Lullaby) d’Ernst Lubitsch : les fils sacrifiés

  1. Martin dit :

    Visiblement, c’est un grand film ! En tout cas, ta belle chronique me donne une féroce envie de le voir. Reste à savoir comment. Cela ne me semble pas évident…

    Je crois effectivement que certains artistes du début des années 30 avaient, sinon le pressentiment de ce qui allait se passer, au moins assez d’intelligence et de sensibilité pour ressentir le risque de la rancune. Mais je suppose qu’il aura fallu une guerre de plus pour faire entendre aux gens qu’il était temps de se réconcilier (ou au moins de commencer à retravailler ensemble)… tâchons donc de ne pas oublier combien la paix est fragile, parfois.

    Merci pour cette chronique, Strum. Hâte de te lire sur le Ozon.

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    • Strum dit :

      De rien Martin (cela dit, ce n’est pas le Lubitsch que je conseillerais en priorité). Je viens de voir Frantz que j’ai bien aimé. Ozon s’en sort mieux que ce ce que je pensais – en réalisant un film assez différent du Lubitsch. J’en dirai quelques mots très vite. 🙂

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  2. Ping : Frantz de François Ozon : la fiancée abandonnée | Newstrum – Notes sur le cinéma

  3. 100tinelle dit :

    Mon petit doigt me dit que ce sera certainement mon prochain Lubitsch. Merci qui ? Merci Strum 😉

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  4. princecranoir dit :

    « Le seul qui savait que nous faisions de l’art » disait John Ford. Même cette parenthèse mélodramatique entre deux folies impertinentes et drolatiques ressort du génie comme tu l’as très bien (d)écrit. Un projet audacieux et ambitieux que cette main tendue entre les deux pays (un Allemand qui adapte un auteur Français) mais qui se soldera par un échec en salle comme dans l’Histoire. Vision de réconciliation de la part d’un exilé de longue date (Lubitsch n’a pas attendu le Nazisme pour tenter sa chance à Hollywood), « Broken Lullaby » (un titre qui a le mérite d’éviter les spoils pour le nouvel Ozon) n’en reste pas moins un mémorable plaidoyer pour une union des peuples, n’hésitant pas à montrer les séquelles de la guerre (le mutilé du défilé qui rappelle les toiles d’Otto Dix, et le fils absent bien sûr) et l’animosité ambiante.

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    • Strum dit :

      Tout à fait. Ce plan du début où l’on voit le défilé militaire à travers la jambe du mutilé est formidable en effet. Après un tel film, Lubitsch aurait pu faire une toute autre carrière que celle de cinéaste comique de génie. ll démontre ici qu’il pouvait tout faire, qu’il était à l’aise dans tous les genres. Mais si le film avait été un succès, peut-être que Lubitsch aurait persévéré dans le mélodrame : nous aurions alors été privés des chefs-d’oeuvre comiques qui suivirent, ce qui aurait été bien dommage.

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      • Re-contextualisation frappée du bon sens de de princecranoir. Je n’ai pas aimé Frantz mais Lubitsch partait d’un contexte qu’il connaissait pour l’avoir vécu ce qui n’est pas un mince avantage face à François Ozon.
        Broken lullaby restera l’ultime pur mélodrame de Lubitsch. Quelques uns de ses films suivants relèveront de ce genre mais le cinéaste y mêlera romance et/ou comédie. Pour moi, ça restera un regret. J’aime beaucoup les comédies de Lubitsch, mais j’aurai aimé qu’il revienne de temps à temps au drame pur. Nul doute qu’il aurait une aussi belle carrière dans cette catégorie.
        Strum, je trouve ton article parfait à tel point que je pourrai en faire un copier-coller pour mon blog 😉 Excellent papier.

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        • Strum dit :

          Merci ! 🙂 Je suis un inconditionnel de Lubitsch. Je ne regrette pas, pour ma part, qu’il nous ait donné par la suite uniquement les grandes comédies mélancoliques que l’on sait : il a inventé un genre à lui tout seul. Tant pis pour le genre du mélodrame !

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