La Vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck : l’homme droit face au totalitarisme

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La Vie des autres (2006) de Florian Henckel von Donnersmarck cherche à placer ses pas dans ceux des grands récits sur le totalitarisme tels Vie et Destin de Vassili Grossman ou Le Zéro et L’Infini d’Arthur Koestler : suivant leur exemple, il tente de décrire la psychologie des victimes et des serviteurs de l’Etat totalitaire. S’il ne possède pas la puissance formelle et émotionnelle de ses illustres modèles (ni leur rigueur historique), ce n’en reste pas moins une très belle réussite du cinéma allemand de ces dernières années.

C’est à celui qu’il nomme explicitement « l’homme bon » que Henckel Von Donnersmarck consacre son film, à savoir Gerd Wiesler (Ulrich Mühe), un fonctionnaire de la Stasi (la Staatssicherheit), la police politique de l’ancienne RDA. C’est un homme droit, mais confiant jusqu’à l’aveuglement dès lors qu’il défend une cause qui lui parait juste : on peut être un homme droit et en même temps servir un mauvais maître. Partant de ce constat, le réalisateur allemand relate l’histoire de deux « hommes bons » qui s’éveillent l’un et l’autre à la conscience du monde. Le premier, c’est Wiesler : sa loyauté fait de lui un affidé efficace de l’Etat totalitaire qu’il défend face à ceux qu’il nomme sans réfléchir (résultat d’un long endoctrinement idéologique) les « ennemis du socialisme ». Le second, c’est Georg Dreyman (Sebastian Koch), un écrivain ami du régime, qui croit encore que celui-ci défend les valeurs humanistes dont il s’est fait le chantre.

La Vie des Autres est donc le récit de deux grands naïfs, qui n’ont pas encore compris ou font semblant de ne pas comprendre en 1984 quelle était la vraie nature du régime politique de la RDA (il faut pour y croire en appeler à la suspension de l’incrédulité du spectateur). Les circonstances de la vie ont fait qu’ils ne se trouvent pas du même côté, mais tout l’objet du film est de nous faire comprendre que Wiesler est un homme berné qui s’est contenté d’obéir. Lorsqu’il reconnait en Dreyman un idéaliste comme lui, l’homme qu’il aurait pu être en une autre vie, et le compare à la médiocrité de ses supérieurs, il se met à l’aider. Il l’aide en respectant la fonction qui lui a été échu : homme de l’ombre anonyme qui écoute « la vie des autres », il restera homme de l’ombre et n’oeuvrera que par procuration, sans se faire connaître de Dreyman. Lui qui ne connaissait ses prisonniers que sous la forme de chiffres, restera un chiffre pour Dreyman, en un jeu de reflet.

Fort bien agencé, le film mêle à la vie de ces deux hommes et à leur prise de conscience respective la vie de ceux qui sont trop lucides et pas assez forts pour survivre sous un Etat totalitaire sans compromissions. Maria-Crista (Martina Gedeck), la compagne de Dreyman, est de ceux-là. Mais bien qu’elle le trahisse, il est difficile de lui en vouloir. Seuls résistent à la machinerie implacable d’un interrogatoire de la Stasi les héros dont les mythes sont faits. Le drame de la faiblesse de Maria-Crista, c’est le drame de tout un chacun, le drame du mimétisme humain, qui fait que l’on veut être comme les autres, qu’on ne peut souffrir de perdre le regard des autres. Les séquences tournant autour de la machine à écrire de Dreyman et de la trahison de Maria-Crista sont les plus émouvantes du film. Elles sonnent comme un appel au pardon et à la réconciliation : c’est d’ailleurs ainsi que le film a été perçu en Allemagne, certains historiens soulignant cependant ses limites au plan historique car il n’existe pas d’exemple documenté d’agent de la Stasi ayant aidé ceux qu’il espionnait.

L’épilogue pourrait paraitre superflu mais il met au jour le fil rouge qui parcourt le film : La Vie des autres montre comment les « hommes bons » se passent entre eux le relais sans avoir besoin de se rencontrer. Dans ce processus de reconnaissance muette, l’art peut être un vecteur, non en tant que fin mais en tant que moyen (à l’instar de la « Sonate de l’homme bon »). La mise en scène sévère et rigoureuse du film ne révèle peut-être pas une personnalité de réalisateur singulière mais elle parvient à convoquer l’univers déshumanisé de la Stasi qui emprisonne les personnages dans un étau glacé, servant ainsi parfaitement le propos du réalisateur. Excellente interprétation du trio Mühe, Koch et Gedeck.

Strum

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6 commentaires pour La Vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck : l’homme droit face au totalitarisme

  1. 100tinelle dit :

    Ce film m’a laissée un très bon souvenir, mais malheureusement déjà un peu lointain. J’aimerais vraiment le revoir en tout cas. Tu cites deux références, Vie et Destin de Vassili Grossman et Le Zéro et L’Infini d’Arthur Koestler. Deux romans que j’ai envie le lire depuis pas mal de temps !

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    • Strum dit :

      Deux très grands livres. Le Zéro et l’Infini est très intéressant et se lit facilement. Vie et Destin, c’est autre chose : le lire, c’est comme gravir une montagne ; on doit s’arrêter de temps à autre pour reprendre son souffle ; une lecture exigeante, à la narration éclatée entre plusieurs intrigues et personnages, un témoignage inestimable sur le Stalinisme ; un des plus grands livres qu’il m’ait été donné de lire, dont certaines pages m’ont fait pleurer, et où l’on trouve parmi les personnages un certain « Strum ». 🙂

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      • 100tinelle dit :

        Ah tiens donc, ainsi il y aurait un personnage se prénommant Strum ? Intéressant ! J’avais déjà noté ce roman sur ma liste des romans à lire et sur celle de « mon année russe », souligné qui plus est, pour lui donner la priorité, avec quelques autres. Tu me donnes encore plus envie de le découvrir 🙂

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  2. modrone dit :

    Tout comme 100tinelle mon souvenir remonte à 10 ans. Mais j’avais aimé ce film honnête qui éclairait peut-être pour la première fois l’horreur du régime.

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  3. Strum dit :

    Oui, c’est un beau film, avec cette réserve toutefois que d’un point de vue historique, il n’y a pas de cas avéré d’agent de la Stasi ayant fait ce que fait Wiesler dans le film.

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