Pierrot le fou de Jean-Luc Godard : éclipses du récit

Dans Pierrot le fou (1965), Jean-Luc Godard raconte l’histoire d’un personnage qui lui ressemble. Ferdinand (Jean-Paul Belmondo) ne veut pas vivre une vie de père de famille dont le cours serait programmé d’avance. Il aspire à jouer un autre personnage car lmonde où il vit est triste. Alors il s’en va chercher, non pas au bout de la nuit comme le Ferdinand de Céline (livre que Godard souhaitait adapter), mais au bout du jour, vers ce soleil qui brille au fond de l’horizon. Si Pierrot le fou est le film de Godard le plus achevé, le plus beau à mes yeux, c’est parce que les collages godardiens (citations, voix off) et les éclipses du récit (adresse au spectateur, chansons, sketch de Raymond Devos) reflètent les états d’âme et les aspirations de Ferdinand lui-même. Ils semblent naître de l’intérieur du film sans donner l’impression d’être apposés de l’extérieur par le metteur en scène.

Pierrot le fou relate la cavale de Ferdinand avec Marianne (Anna Karina), qui les mènera de Paris à l’ïle de Porquerolles. On y croise des cadavres, des malfrats, on y assassine allègrement : le rouge sang est la couleur primordiale du film avec le bleu de la mer. Mais le récit policier y est constamment contrarié, suspendu, éclipsé par les rêveries de Ferdinand. C’est que le rôle de malfrat lui déplait autant que celui de père de famille. Il n’en a cure et préfère lire L’Histoire de l’art d’Elie Faure dans sa baignoire ou aller au cinéma. Dès l’ouverture, le récit est contrarié par les lectures de Ferdinand et par des images de soleil tombant sur Paris. Ses états d’âme successifs sont reflétés par des jeux de couleurs, l’écran se faisant rouge, puis bleu, puis jaune, puis vert, à moins que ce ne soit l’inverse, lors de la soirée du début où il erre pareil à une âme en peine. Godard épèle les moments de la fête comme Rimbaud ses voyelles.

C’est lorsque les deux amants en fuite arrivent en vue de la mer que le récit se trouve suspendu pour de bon. Godard, après nous y avoir préparé par une adresse au spectateur (« vous voyez… » nous dit Ferdinand), en donne une image littérale : le récit quitte son lit quand la voiture de Ferdinand quitte la route pour entrer dans la mer. Commence alors une parenthèse enchantée illuminée par les couleurs vives que trouve Raoul Coutard pour évoquer les chaudes lumières du midi. Le récit policier s’est arrêté. Le récit même du film s’est arrêté, a échoué sur les rivages de l’île de Porquerolles. Peu de films rendent mieux compte de la définition de « fable contrariée » que Jacques Rancière a donnée du cinéma. La fable du récit policier est ici contrariée par le désir d’amour de Ferdinand, qui aime Marianne, et par le désir de liberté de Godard. Et le temps de quelques scènes, grâce à la photographie de Coutard, le film affiche de magnifiques couleurs d’eau et de pins qui enchantent cette vie suspendue, de même que dans les derniers tableaux de Velazquez « l’espace règne » selon le texte d’Elie Faure lu au début du film. On oublie alors le Godard entiché de collages et de citations politiques, on se souvient qu’il possédait un grand talent, et on se laisse bercer par la beauté des images.

Le bât blesse quand le désir d’amour Ferdinand devient bientôt désir d’écrivain et qu’il délaisse Marianne. L’amour ne suffit pas (« il est à réinventer » dit Rimbaud que cite à nouveau Godard). L’horizon bleu et les couleurs chaudes de la Méditerranée ne suffisent pas. « La vraie vie est ailleurs » affirment Rimbaud et Ferdinand ; pourtant, une fois cet ailleurs trouvé, bien qu’il soit aussi coloré que ce que l’on pouvait l’espérer, l’ennui vient pour les personnages. On ne peut vivre continuellement en suspens, c’est le drame de l’être humain, et en particulier de Marianne.

Son « Qu’est-ce que je peux faire. J’sais pas quoi faire » n’est pas un caprice. C’est l’expression par Marianne de l’impossibilité de vivre en dehors de la forme du récit, de même que le cinéma malgré les collages et éclipses godardiennes ne peut être que récit. L’expérience humaine du temps ne peut s’exprimer que narrativement, sous la forme d’un récit. Le drame de l’homme est de ne pouvoir vivre en dehors de cette expérience du récit, de ne pouvoir suspendre le cours du temps. Un « roi sans divertissement est un homme plein de misères » écrivait Pascal dans ses Pensées, ce qui revient au même exprimé autrement. Le divertissement peut prendre la forme du récit policier ou de cet engagement politique source d’exagérations qui devait tarir l’inspiration artistique de Godard et dont l’insert « SS » pendant la scène de théâtre sur la guerre du Vietnam est ici une prémisse.

Lorsque le récit policier reprend son cours, c’est le début d’une saison en enfer (toujours cette présence de Rimbaud). Ferdinand cherche Marianne, Marianne trouve Ferdinand, mais ils n’y croient plus et Godard filme des péripéties policières pour la galerie. Insensiblement, Godard et Ferdinand se rapprochent de la solution radicale trouvée par Jean Giono dans son grand roman Un Roi sans divertissements, dont l’argument est inspiré de Pascal. Face à l’impossibilité de vivre en suspens, de vivre sans divertissements, le recours est alors de se couronner la tête de bâtons de dynamites, tel un roi déchu. Mais cette fois, la citation que fait Godard de Giono (car on ne peut imaginer que Godard, un littéraire affirmé, n’ait pas lu le livre) n’est pas une éclipse du récit, elle en est l’inéluctable aboutissement.

Ce drame de l’existence trouve dans la belle musique d’Antoine Duhamel un écho qui en répercute la beauté et la mélancolie. Il y a très peu de contrechamps dans ce film. Godard filme souvent Ferdinand et Marianne face à la caméra en plan fixe tandis que l’on entend les répliques de leur interlocuteur hors champ. Ils sont seuls face au monde et à leur désir de vivre, mais ce désir est impuissant à aller plus loin que la première impulsion. Belmondo et Karina, par delà la mort, sont à jamais ce couple qui résiste puis qui plie devant la tristesse, lui souple et alangui, avec son visage cabossé et enfantin à la fois, elle belle et mélancolique, avec aussi leur voix si particulière et reconnaissable.

Strum

PS : A sa sortie, Pierrot le fou fut interdit aux moins de dix-huit ans pour « anarchisme intellectuel et moral ».  Autre temps, autres moeurs. Après tout, plus d’un poète eut à subir les foudres de la censure.

PPS : Lors de la fête du début, Samuel Fuller apparaît et définit le cinéma ainsi, définition qui s’applique très bien au cinéma de Fuller, mais moins à celui de Godard : « A film is like a battleground… it’s love, hate, action, violence, death… in one word: emotions« .

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24 commentaires pour Pierrot le fou de Jean-Luc Godard : éclipses du récit

  1. Martin dit :

    Salut, l’ami, et merci pour cette analyse d’un film que j’aime beaucoup, sans me sentir capable pourtant de mettre dessus des mots aussi Ferdi… euh… pertinents !

    La lumière de Raoul Coutard et les couleurs du film sont tout à fait exceptionnelles. Je trouve que la Nouvelle Vague fait du bien à Bébel. Il faut que je me décide à voir « À bout de souffle »…

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    • Strum dit :

      Merci Martin. J’aime beaucoup la lumière de Raoul Coutard dans ce film aussi. A bout de souffle est un film vif non dénué de charme, mais c’est nettement moins bien que Pierrot le fou et surtout beaucoup moins beau. C’est surtout intéressant pour l’usage des jump cuts. Et il n’y a pas cette lumière.

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    • Strum dit :

      Sinon, tu es le premier à commenter l’article qui a été peu vu. Je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression que le public des films de Godard (qui n’a jamais été nombreux) s’est encore un peu plus réduit, comme si l’on se souvenait surtout du personnage public envahissant et peu sympathique (et encore même celui-ci fait peu recette ; voir l’échec public du film d’Hazanavicius) au détriment de certains de ses films.

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      • Salut Strum,
        Le côté peu sympathique de JLG joue certainement en sa défaveur. Il y a aussi ses prises de positions politiques extrêmes qui, je pense, l’ont coupé d’une part du public. L’échec en 1967 de La chinoise tendrait à souligner cette perception. Ensuite, il n’a eu de cesse de s’enfermer dans ses idées et ainsi s’éloigner du commun des mortels. Et, cerise sur le gâteau, il est allé jusqu’à renier son cinéma pop des années 60, pourtant le plus populaire…
        Il est ainsi pour le moins paradoxal que ce cinéaste parmi les plus créatifs se soit installé dans un processus de destruction, voire d’autodestruction vis-à-vis de sa filmographie.

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        • Strum dit :

          Hello InCine. En effet, c’est pour le moins dommage, mais c’est assez cohérent aussi avec son évolution politique et son reniement du cinéma en tant qu' »industrie de consommation » à ses yeux. Il récolte ce qu’il a semé. Il y a aussi peut-être un autre facteur, qui va au-delà de la faveur du public perdue volontairement par Godard : le peu de goût du public actuel pour les expérimentations autour du récit cinématographique comme Godard se plaisait à le faire.

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          • Je partage ton opinion. Les expérimentations (et les mises en abimes) de Godard sont l’essence même de sa filmographie. Il faut visionner un film de Godard avec en tête le postulat d’assister à un exercice de traitement de tous les éléments composant le film (récit, images, bande-son, jeu des acteurs, etc.)
            On ne regarde pas un Godard comme on regarde un Hazanavicius (pour coller à l’actualité) ! Finalement, un Godard se ressent avant tout. Le spectateur doit faire cet « effort » sinon c’est voué à l’échec.
            Pour ma part, comme j’ai plaisir à le répéter, je préfère un film bancal prenant des risques dans son contenu et/ou sa forme (exemples : Godard, Von Trier, Grandrieux, Jarmusch, etc.) à un film bien ficelé mais dans lequel il n’y a aucune proposition cinématographique (exemples, pour leurs dernières œuvres : Spielberg, Almodovar, les frères Dardennes, etc.)…

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            • Strum dit :

              Je suis bien d’accord avec toi sur le fond et j’aime aussi les films imparfaits – en revanche, je n’aime pas du tout le dolorisme de Lars Von Trier que tu cites et je pense que le dernier film d’Almodovar, Julieta, était superbe.

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      • Kawaikenji dit :

        En effet voir/parler de Godard n’est plus du tout à la mode, aussi, merci de l’avoir fait

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  2. J.R. dit :

    Salut,
    Autant j’ai revu récemment Bande à Part, et je l’ai trouvé affligeant, nullissime, autant ce Pierrot me plaît beaucoup : pour ses couleurs et sa mélancolie… seul problème avec les grands « déconstructivistes », à l’image d’Antiononi, c’est qu’ils sont incapables de répéter autre chose que leur déconstruction, comme en musique – je conseille cette leçon magistrale : https://www.youtube.com/watch?v=Yot1zZAUOZ4

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    • Strum dit :

      Hello J.R. Pierrot le fou doit être le film qu’aiment ceux qui n’aiment pas forcément beaucoup Godard en général. C’est un film qui dépasse les collages et l’idée de la déconstruction du récit. En ce qui concerne Antonioni (je préfère encore Godard, ce dernier est plus vif), c’est l’Avventura qui remplit ce rôle. Sinon, merci pour le lien, j’essaierai de jeter un oeil.

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  11. princecranoir dit :

    Quel article ! J’en reste bouche bée à l’estocade du point final. Tout fait sens désormais à la lumière des nombreuses références littéraires que tu convoques. J’aime l’idée d’une échappée qui naîtrait de « l’intérieur » de Ferdinand, juste après la soirée ennuyeuse durant laquelle il rencontre Fuller. C’est comme si tous les sens étaient alors exacerbés, mélangeant les voix, les bruits, les couleurs, les explosions, l’ennui et l’action. C’est la vie qui entre dans l’écran (car dans Riviera, il y a vie n’est-ce pas ?) Une « fable contrariée », le terme convient si bien à Godard, lui qui mettait un point d’honneur à toujours être contre.
    Je ne sais pas si « Pierrot le Fou » est mon préféré (car « A bout de souffle », je peux le revoir encore et encore), mais c’est peut-être le plus beau. Moins grâcieux que « le Mépris » sans doute, mais tellement plus amusant.
    Encore merci pour ton article.

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