Entre le ciel et l’enfer d’Akira Kurosawa : le haut et le bas

ciel et enfer

A la fin des années 1940, Akira Kurosawa avait donné au genre policier deux films occupés à dresser du Japon de l’après-guerre un portrait en révélant le délabrement moral et matériel : L’Ange Ivre (1948) et Chien Enragé (1949). Ce faisant, il orchestrait la rencontre du néoréalisme et de la métaphysique aussi bien que du cinéma japonais et du cinéma américain. Son retour au film policier dans les années 1960 se fit sous des auspices plus politiques, Kurosawa quittant le domaine individuel de l’intranquillité intérieure pour aborder des questions collectives portant sur la corruption dans les milieux d’affaires (Les Salauds dorment en paix (1960)) et le ressentiment créée par la division de la société en classes sociales désunies, sujet d’Entre le ciel et l’enfer (1963).

L’ambition de ce dernier film est immense puisqu’il s’agit ni plus ni moins d’examiner l’organisation géographique et sociologique de la société japonaise et d’en observer les conséquences. La signification du titre original japonais rend mieux compte de ce projet que le titre français : Paradis et Enfer. Haut et Bas. Au début du film, Gondo (Toshiro Mifune), un riche industriel vivant dans une magnifique demeure édifiée sur une colline dominant une ville tentaculaire, croit que son fils a été enlevé. En réalité, le ravisseur s’est trompé et s’est emparé du fils du chauffeur. Un cas de conscience se présente à Gondo : payer la rançon demandée pour cet enfant qui n’est pas son fils au risque de perdre le contrôle de son entreprise faute de fonds alors qu’elle se trouve à un moment critique de son existence ou bien sauver sa société en sacrifiant l’enfant qui n’est pas le sien. La première partie du film est un huis-clos où la caméra, utilisée par Kurosawa tour à tour comme équerre et compas, enferme Gondo, sa femme et l’équipe de policier chargée de l’enquête dans la maison de l’industriel – symptôme de cloisonnement par rapport à ce qui se trame à leurs pieds dans la ville basse. Les figures géométriques qui s’ordonnent alors sous nos yeux, comme dessinées sur la feuille de l’écran avec une virtuosité d’arpenteur du cinéma, réhaussent l’intensité du cas de conscience de Gondo tandis que deux ordres s’affrontent dans son crâne : l’ordre humaniste individuel qui lui dicte de sauver le fils de son chauffeur, l’ordre collectif qui lui souffle que son entreprise et le groupe de salariés, d’individus, de sous-traitants qu’elle représente doit primer. L’idée du collectif, prégnante au Japon, est une donnée très importante de ce film comme l’atteste le grand nombre de plans composés où sont regroupés plusieurs personnages.

De manière inattendue pour qui le découvre, le film ne va pas se cantonner à ce cas de conscience. L’intrigue va le sortir de l’intériorité d’une conscience, l’affranchir des limites, des murs, de la maison de Gondo pour descendre dans la ville, comme si Kurosawa reculait son regard pour le faire plus ample, prenant son élan pour ensuite crever l’écran d’un trait vif et fouiller les entrailles de la ville afin d’exhumer les causes premières de l’enlèvement. Sa caméra va se faire plus agile encore (une scène de suspense dans un train, formidablement montée, marque cette nouvelle célérité), elle va suivre les policiers selon ce goût des procédures qui a toujours été le sien, et surtout retrouver la trace du ravisseur, qui vit reclus dans la partie basse de la ville, dans ses bas-fonds ; l’enfer selon le titre. Le jeu sur les contrastes, de plus en plus accentué au fur et à mesure que l’on descend dans la ville et que l’image s’assombrit, passant du lumineux (le haut) à la pénombre (le bas), participe de ce cheminement visuel. Du point de vue de la structure narrative, cela donne au récit un côté moins uni, moins naturel, sans doute, que l’exceptionnel Chien Enragé où la quête de Mifune pour retrouver son pistolet perdu restait toujours dans le cercle subjectif de son regard intérieur, mais a contrario, cette démultiplication des points de vue ajoute au film une épaisseur humaine et sociologique qui en fait la richesse visuelle et thématique. La comparaison entre les deux films, qui rend compte du passage de l’individu au collectif, est d’autant plus féconde qu’ils ont tous deux été écrits par Kurosawa avec son co-scénariste de Chien Enragé, Ryûzô Kikushima, les deux hommes adaptant ici avec un autre fidèle, Hideo Oguni, un roman d’Ed McBain. Lorsque Kurosawa aborde le genre policier, il est comme Gondo dans sa maison : il semble vouloir lui aussi en sortir, en élargir les frontières pour interroger la société tout entière. L’intrigue policière en elle-même n’est que la partie émergée de l’iceberg.

Voir du bas de la ville la maison de Gondo renverse la perspective, donnant forme au ressentiment du ravisseur qui voit chaque jour cette maison arrogante surplombant le territoire resserré et privé d’espoir de sa propre vie. Perçue à travers la caméra attentive et descriptive de Kurosawa, la séparation entre haut et bas est si nette, si matériellement réalisée au-delà de l’intangible plafond de verre de la société, qu’aucune réconciliation ne semble possible alors même que Gondo essaie de comprendre comment quelqu’un peut en venir à l’extrémité d’un enlèvement d’enfant. Il y aura toujours une maison plus haute que l’autre, toujours une cloison séparant les bienheureux et les autres et, d’ailleurs, la main invisible de la société finira par sauver Gondo de la déchéance économique mais sera impitoyable pour le ravisseur et ses acolytes. Le titre français ment : il n’y a plus un milieu « entre ciel et enfer », un entre-deux, un purgatoire où tous sont réunis, ensemble face au destin, il y a une désunion dans la communauté des destins qui rend tout dialogue difficile sinon impossible. Tout ce que le ravisseur pourra voir du « paradis », c’est le visage de l’autre, le visage de Gondo, une fois seulement dans un face-à-face presque allégorique, avant d’être happé, définitivement cette fois, par l’enfer. Est à l’oeuvre dans ce film comme une prescience de l’avenir, de temps plus inquiets et plus vindicatifs.

Plus sobre que de coutume, Mifune est excellent dans le rôle de Gondo, tandis que Tetsuya Nakadaï prête son étrange visage inquiet au policier chargé de l’enquête. Entre le ciel et l’enfer est l’un des films les plus pessimistes de Kurosawa, traversé de visions tragiques et dantesques, comme cette allée de drogués où semblent errer des damnés, et l’on reste un temps arrêté devant l’écran lorsque tombe, soudain, le couperet de la fin. Son humanisme teinté d’espoir des années 1940-1950 ne sera pas sorti indemne des soubresauts des années 1960. Deux plus tard, cependant, il sera de retour dans une oeuvre syncrétique du premier Kurosawa : Barberousse (1965).

Strum

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11 commentaires pour Entre le ciel et l’enfer d’Akira Kurosawa : le haut et le bas

  1. kawaikenji dit :

    Bien dit. C’est absolument passionnant cette façon de construire la première partie du film comme une scène de théâtre « à plat » et soudainement, par l’apparition d’un train crevant l’écran, filmer la deuxième partie tout en effets de profondeur.

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  2. eeguab dit :

    Film magnifique que j’ai très envie de revoir vite à la lumière de ta chronique toujours si bien étayée. Je possède comme toi sûrement le joli coffret avec ce film et Les salauds dorment en paix et Chien enragé. J’ai revu il y a quelques jours Les sept samouraïs. Quel chef d’oeuvre!

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    • Strum dit :

      Merci, oui, ce coffret est très bien. Si j’avais le temps, je reverrais L’Ange Ivre dans la foulée pour le chroniquer. Les Sept Samouraïs : chef-d’oeuvre absolu en effet !

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  3. Vincimus dit :

    Bonjour Strum,
    C’est un excellent article sur un film que je ne connais pas. Ton analyse est une très belle invitation pour se le procurer et surtout le visionner. La trame sociologique et sociale m’intéresse beaucoup dans cette mise en perspective de la société nippone.

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  4. Pas vu ce Kurosawa là mais ton article donne envie, d’autant plus que j’ai beaucoup aimé Chien enragé. Je me promets de la voir à l’occasion.

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    • Strum dit :

      Oui n’hésite pas. Je préfère Chien Enragé pour lequel j’ai une affection particulière mais Entre le ciel et l’enfer est caractéristique du génie de Kurosawa et est un des films à voir du réalisateur.

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      • Ahhh, je l’ai vu maintenant !! Et je souscris à ta chronique et ton enthousiasme entièrement.

        La comparaison avec Chien enragé est intéressante mais un autre aspect à souligner, selon moi, est l’époque à laquelle les deux films ont été tournés qui donnent une orientation différente à leurs intrigues : Chien enragé nous parle de la guerre et des traumas atroces qu’elle a causés à la population, Entre le ciel et l’enfer nous parle du Japon d’après-guerre, enrichi, matérialiste : le kidnappeur un quelqu’un d’aigri par sa pauvreté et non pas traumatisé par la guerre.

        Sinon, le film est effectivement splendide, outre la scène du train, les scènes à la fin dans la boîte de nuit ou dans « dope street » avec les junkies sont à couper le souffle.

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