Au-delà des montagnes (Mountains May Depart) : l’inquiétude de Jia Zhang-Ke

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En 2013, Jia Zhang-Ke déclarait : « Il y a un changement idéologique à l’oeuvre en Chine. Avec l’arrivée du capitalisme, les valeurs du capitalisme ont été importées directement chez nous, mais comment s’intègrent-elles dans la société chinoise ? Leur intégration est difficile parce que nous n’avons pas de cadre philosophique de référence qui leur soit adaptée … on voit que la jeunesse est un peu perdue aujourd’hui.« 

Au-delà des montagnes (2015) de Jia Zhang-Ke, comme précédémment Touch of Sin (2013), dérive directement de cette observation inquiète. Jia Zhang-Ke y déploie un récit en trois temps : le premier temps, qui se déroule lors du passage à l’an 2000, raconte comment Tao (Zhao Tao, la femme et muse du cinéaste) choisit d’épouser un homme d’affaires plutôt qu’un mineur ; le deuxième temps poursuit le récit 14 ans plus tard : Tao a divorcé, tandis que le mineur est tombé malade à force de travail dans la mine ; le troisième temps se passe en Australie onze ans plus tard, en 2025 : on y suit Dollar, le fils de Tao, privé de mère et de pays.

Jia Zhang-Ke filme chaque segment de son histoire avec un format différent et signifiant. Le premier segment est filmé dans la ville natale du cinéaste, Fenyang, dans le Shanxi, en format 1,37:1. Ce format, qui n’est plus utilisé aujourd’hui, était le format par excellence de la profondeur de champ, le format standard du cinéma classique, celui de Citizen Kane de Welles, Des Meilleurs Années de Notre Vie de Wyler, des westerns d’avant le cinemascope et le 1,85:1, des films de Mizoguchi des années 50, de tous ces films où la profondeur de champ était reine. Parce que ce format entraîne notre regard à l’intérieur de l’écran, plutôt que de gauche à droite, Jia Zhang-Ke utilise le 1,37:1 en insistant sur les lignes de fuite de ses plans (qu’il filme les rues, la foule ou des groupes de personnages). Il nous montre dans ce premier segment une Chine sûre de ses traditions, dense par sa démographie, à l’histoire séculaire par son paysage urbain, une pagode à étages à l’arrière-plan faisant figure de leitmotiv architectural. Il utilise également des images vidéos documentaires tournées par lui à l’époque (en 1,37:1 là aussi), ce qui accentue l’impression d’intimité de ce segment. Mais déjà la Chine se transforme, sous l’effet de son ouverture au monde et de son acceptation du modèle économique capitaliste. Son paysage urbain et rurale change. La chanson des Pet Shop Boys que l’on entend (« Go West »…) évoque explicitement l’attrait du modèle occidental. Jia est encore plus explicite dans le choix de ses protagonistes, qui sont des archétypes plutôt que des personnages. Il y a d’un côté Tao, qui représente la Chine (« ton corps est chinois », là aussi la phrase est explicite), et de l’autre ses deux amis, qui représentent pour elle (et donc pour la Chine) deux choix possibles : un mineur, qui représente le choix de la tradition, et un homme d’affaires hors sol, ignorant et brutal, qui ne pense qu’à faire fructifier ses biens et à racheter la mine à bas prix, et qui représente l’acceptation par la Chine de ce capitalisme venu de l’étranger. Les acteurs ont tous 20 ans de plus que leur personnage, ce qui participe de ce sentiment qu’ils jouent des archétypes et que le film n’est qu’une grande métaphore du destin de la Chine. Ce segment montre aussi la haine et la violence terribles existant entre les classes sociales en Chine (coup de poing du mineur ; volonté de l’homme d’affaire de tuer son ancien ami, qu’il considère maintenant comme un « ennemi »).

Le segment de 2014 est filmé en 1,85:1, le format standard d’aujourd’hui. Le temps s’est donc accéléré et le récit se lit de plus en plus de gauche à droite, comme si l’époque était en train de s’imposer face à la Chine traditionnelle. De même, les personnages sont plus petits dans le cadre. Tao  a perdu son enfant : divorcée elle n’en a pas la garde – terrible épreuve pour une mère dans la Chine de l’enfant unique. La métaphore continue d’être explicite. Pourtant, ce segment émeut davantage que le premier, notamment lorsque Jia Zhang-Ke observe le mineur malade qui vient quémander une aide financière pour soigner sa maladie. Lui qui avait juré de ne jamais accepter d’argent de l’homme d’affaires, le voici contraint de prendre l’argent de Tao, qui lui vient du premier. Une compromission que Jia Zhang-Ke présente comme inévitable. La séquence où l’on voit Tao tenter de regagner, le temps d’un enterrement, le coeur de son enfant qui ne la connait plus, est tout aussi émouvante.

Le dernier segment du film, qui se déroule en 2024, continue de filer la métaphore. Les images sont maintenant filmées en 2,35:1, le format du cinémascope. Le récit devient impossible à arrêter. Il se fait désormais fable d’anticipation à l’adresse de la jeunesse chinoise, comme si Jia Zhang-Ke lui enjoignait de ne pas oublier les racines de son pays. L’enfant nommé Dollar a grandi ; il a oublié le nom de sa mère, il a oublié le son du Mandarin qu’il ne parle pas et le goût de son pays. C’est un enfant « perdu », selon les mots même de Jia Zhang-Ke, perdu parce qu’il a quitté sa mère-patrie. Il vit avec son père, capitaliste corrompu (ce qui donne l’impression que le capitalisme est corrompu par essence alors que la corruption a toujours été endémique en Chine et date de bien avant son ouverture au monde), devenu une véritable épave. Dollar tombe amoureux d’une professeur qui a l’âge de sa mère et semble peu à peu comprendre qu’il ne recouvrira un certain équilibre que lorsqu’il reverra sa véritable mère – que lorsqu’il regagnera son pays, la Chine. En Chine, précisément, Tao, attend son fils. Elle danse, sous la neige, sur le Go West des Pet Shop Boys, comme si, apaisée et sereine, elle était sûre de revoir son fils un jour. A l’arrière-plan, se découpe la silhouette familière de la pagode à étages de Fenyang : elle est toujours là, résistant aux transformations industrielles, symbole de la Chine éternelle.

La force d’Au-delà des Montagnes réside dans la limpidité de sa construction et de son récit. A son titre français, qui ne veut pas dire grand chose, on préfèrera d’ailleurs son titre international, Mountains May Depart, qui souligne le risque, selon Jia Zhang-Ke, que l’âme de la Chine (les « montagnes ») puisse disparaître. On y retrouve ce talent particulier (si frappant dans Still Life) que possède Jia Zhang-Ke pour inscrire dans ses plans la transformation industrielle du paysage urbain et rural chinois, pour fixer dans le cadre les mutations de son pays. Formellement, c’est un film qui impressionne. C’est aussi une oeuvre très intime, où le réalisateur filme sa ville natale, mêlant à son récit des extraits de ses premiers films documentaires ainsi que des souvenirs de jeunesse (l’avion qui s’écrase). C’est le film d’un homme inquiet qui s’interroge sur la perte des repères traditionnels de son pays à l’heure de son intégration de certains aspects du capitalisme dans son modèle économique. Cela explique sans doute son caractère nationaliste, au sens où Jia Zhang-Ke y défend la culture de son pays (cela n’a pas échappé au gouvernement chinois, qui a autorisé son exploitation en Chine, une première pour un film de l’auteur). Mais cette limpidité, et le caractère ouvertement métaphorique et unidimensionnel du film, en marquent aussi les limites. Car le triangle de personnages qu’il met en scène au départ (incluant cette mère aimante et ce mineur stoïque) comporte un angle mort rendant impossible une autre interprétation que celle de Jia Zhang-Ke selon laquelle la Chine a beaucoup à craindre de la modernité. Cet angle mort, c’est l’homme d’affaires. Il est difficile de croire à la réalité de ce personnage, caricature du capitaliste dévoyé, taillé dans la roche la plus roide des archétypes, appelant son fils Dollar et le soustrayant à la Chine-mère en l’emmenant en Australie : il parait sorti d’un tract de propagande contre le capitalisme occidental. A cet égard, il faut se garder de conclure que la Chine subirait une invasion d’un modèle économique extérieur de manière passive. Car dans la réalité, cela fait longtemps que la Chine a intégré dans son propre système le modèle capitaliste pour renvoyer vers l’extérieur et imposer (notamment aux autres pays d’Asie et aux pays d’Afrique où elle investit beaucoup) son propre modèle économique mixte, déviant par certaines caractéristiques autoritaires  du modèle occidentale, fondé sur un financement massif (public et privé) des infrastructures. En 2024, il y a plus de probabilités que davantage de gens parlent chinois que de risques que les chinois oublient leur langue pour la remplacer par l’anglais.

Restent un film très émouvant et cette promesse de retrouvailles entre une mère et son fils que semble nous faire ce beau dernier plan, où Jia place ses espoirs dans le visage souriant de sa propre femme. Au loin veille la pagode de Fenyang, avec sa silhouette d’éternité.

Strum

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