Cochons et Cuirassés de Shohei Imamura : les cochons sont dans la ville

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Par un plan d’ensemble de Yokosuka vue d’en haut, suivi d’un long travelling arrière nous entrainant à l’intérieur de la ville le soir, Shohei Imamura annonce d’emblée l’ambition qui préside à Cochons et Cuirassés (1961) : décrire une ville en pénétrant à l’intérieur de ses boyaux pour mettre au jour ses secrets. Et ces derniers sont peu reluisants. Yakuza et prostituées y tirent leur subsistance de la présence d’une de ces bases navales américaines qu’autorise le Traité de Sécurité (l’ANPO) signé en 1951 entre les Etats-Unis et le Japon et renégocié en 1960. Dans de sommaires bordels, de jeunes japonaises se vendent aux Marines, qui écoulent leurs dollars ; les proxénètes prospèrent et, à plus haute échelle, les Yakusa recueillent les fruits de ces échanges économiques en rackettant le quartier.

Le clan Himori décide de mettre sur pied une entreprise consistant à récupérer les surplus alimentaires de la base navale afin d’en faire de la nourriture à cochons. Des cochons qui sont nourris par la base américaine, comme des taons sur une bête : la métaphore est claire, les japonais sont des cochons (souvent, dans l’oeuvre d’Imamura, ils seront obsédés sexuels ou pornographes) et leurs désirs d’ordre purement vénal ou sexuel en font des êtres vélléitaires. On a glosé sur l’anti-américanisme du film, qui montre l’occupant américain laisser prospérer les trafics des Yakusa (et les soldats comme uniquement intéressés par les prostituées japonaises, cochons eux aussi), mais c’est d’abord et surtout aux mâles japonais qu’Imamura en veut. Lorsque les cochons quittent la porcherie et finissent par envahir littéralement la ville, géniale vision d’apocalypse prise en tenaille entre la nuit et les néons des night-clubs, on a l’impression de maîtres venant prendre possession de lieux qui leur étaient réservés depuis longtemps. Imamura les filme en faisant preuve de cette maitrise cinématographique dans l’usage du format cinemascope (2.35:1) qui caractérise les grands cinéastes japonais des années 1960 et fait de lui l’un des cinéastes clés de la Nouvelle Vague japonaise.

Ce regard impitoyable que porte Imamura sur ses personnages masculins, des juxtaposition formelles en donnent la mesure : c’est d’abord cet écolier parlant du Japon comme d’un « pays moderne », qualificatif qui devient commentaire sarcastique quand sa phrase se poursuit en voix-off sur le plan suivant montrant des cochons ficelés ; c’est ce « c’est quand même chouette l’Amérique » que l’on entend quand passe un jet dans le ciel, mais qui suit le viol d’une japonaise par trois soldats américains ; c’est encore ce suicide avorté de Tetsuji, le Yakusa malade, commenté de même à l’intérieur du plan par un grand panneau publicitaire portant l’inscription : « Prenez la vie avec le sourire » : traits d’humour noir typiques d’Imamura. Chez Kurosawa, cinéaste humaniste, Tetsuji aurait été une figure tragique, à l’instar du gangster tuberculeux de l’Ange Ivre (1948), où une mare noire figure métaphoriquement l’état moral et physique du Japon de l’après-guerre. Chez Imamura, plus d’une décennie plus tard, il n’est rien d’autre qu’un pantin désarticulé auquel n’est même pas donné le droit de mourir avec les honneurs et qui apprend finalement (après un imbroglio où ses rayons X sont confondus avec ceux d’un autre) qu’il n’est pas si malade que cela. La métaphore est devenue cruelle : elle ne vise plus le Japon en tant que pays, qui n’a plus ce prétexte d’être malade de la guerre (et puis, un malade, cela guérit), mais bien les japonais eux-mêmes, qu’Imamura a transformés en cochons tel une Circée cinématographique.

Un sexe échappe à ce jeu de massacres : les femmes, qui subissent à la fois les assauts des soldats américains et la médiocrité des japonais qui les exploitent et les poussent à la prostitution. D’ailleurs, sur le fumier des bas-fonds de Yokosuka, pousse une fleur : Haruko, une jeune femme courageuse et amoureuse de Kinta, un membre du clan Himori, un chien fou qui a pour lui d’être fidèle (c’est la qualité qui le rachète : il aime à la fois Haruko et son patron Tetsuji) mais qui est hélas plus stupide encore. La relation entre Haruko et Kinta est le coeur et le fil rouge du film, dont le versant yakusien est parfois passablement embrouillé. Par lâcheté morale, manque d’imagination ou instinct grégaire, Kinta accepte d’endosser la responsabilité d’un meurtre commis par son clan dont il est innocent et se retrouve pris dans un engrenage qui fera dire à une Haruko révoltée qu’il est décidément un « pauvre imbécile! ». Car ce film faussement cynique, non content de mélanger les registres (à la fois film de gangsters et satire à visée sociologique faisant le portrait d’une époque), cache des envies de révolte et l’espoir d’un monde meilleur, à l’image du beau visage d’Haruko qui concentre toute l’indignation qui germe au fond d’elle-même. Dans les rôles de Kinta et Haruko, Hiroyuki Nagato (aux faux airs d’Alberto Sordi japonais) et Jitsuko Yoshimura sont très convaincants.

Strum

PS : Le film fit scandale à sa sortie en raison de l’image qu’il donnait du Japon et des japonais, et valut à Imamura un purgatoire artistique de deux ans, sur ordre de la Nikkatsu, le studio qui produisait. Le temps pour le cinéaste de prendre son élan et de revenir au cinéma avec La Femme insecte (1963).

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7 commentaires pour Cochons et Cuirassés de Shohei Imamura : les cochons sont dans la ville

  1. V. s. dit :

    Bonsoir Strum. Je n’ai pas eu la chance de voir ce film mais je connais plusieurs films d’Imamura. Tous, à des degrés divers, m’ont plu.
    Je profite de ton article pour te dire que j’aime beaucoup ton blog que je lis régulièrement. Si je ne mets pas de commentaire, c’est que j’ai vu beaucoup de films mais c’était il y a longtemps et actuellement, mon emploi de temps ne me le permet plus malheureusement. Mais je vais continuer à te lire, tes billets sont toujours passionnants.
    A bientôt. Patrick.

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    • Strum dit :

      Bonsoir Patrick et merci pour ton message. Heureux de savoir que tu trouves ton compte dans mes billets ! J’aime bien Imamura et j’aimerais bien en chroniquer davantage. Pluie Noire, par exemple, est un des plus beaux films japonais que je connaisse. A bientôt.

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