Burning de Lee Chang-dong : « Qui suis-je ? »

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Burning (2018) de Lee Chang-dong tourne autour d’un trio de personnages : Jong-soo (Yoo Ah-in), fils d’éleveur devenu livreur, Haemi (la débutante Jeon Jong-seo, très bien), née dans le même village que lui, Ben (Steven Yeun) citadin aisé représentant de l’élite mondialisée. Selon une perspective exclusivement sociale, Burning raconterait une histoire mêlant la lutte des classes et l’intrigue criminelle où le citadin aisé enlèverait au paysan la femme qu’il aime. Mais Lee ajoute à ce canevas un discours sur les puissances de l’illusion et de l’invisible qui atténue son schématisme à défaut d’éliminer les longueurs que recèle le dernier tiers du film.

Ce discours est amorcé dès la première rencontre entre les personnages. Jong-soo ne reconnait pas Haemi qui a subi une opération de chirurgie esthétique car elle se jugeait laide. Elle suit des cours de pantomime qui lui permettent de mimer le réel en partant du principe qu’il suffit d’oublier qu’une chose n’existe pas pour croire qu’elle existe. C’est ainsi qu’elle attire Jong-soo chez elle pour coucher avec lui, prétextant qu’il faut nourrir un chat qui s’avère invisible. Pourquoi Haemi discourt-elle ainsi sur le visible et l’invisible ? Parce que contrairement à Jong-soo qui l’accepte, elle veut échapper à sa condition de paysanne du nord. Appliquant les principes de son cours de pantomime, elle efface son ancien visage par le bistouri, fuit son ancien village en voyageant, allant jusqu’au Kenya pour trouver un sens à sa vie, mue par ce qu’elle nomme « great hunger », une soif de vivre qui tient de l’illusion. Burning est tiré d’une nouvelle de Murakami, Les Granges brûlées, et ce goût de l’absolu, cette exploration de l’envers du visible par des personnages solitaires, est bien dans la manière de l’écrivain japonais. Le « qui suis-je ? » lancé par un personnage des Amants du Spoutnik (roman de 1999) pourrait être repris à son compte par Haemi.

Son vitalisme exubérant, qui se nourrit des distractions de la ville, la conduit dans les bras de Ben, un jeune homme riche et désoeuvré. Il ne travaille pas (car, dit-il, la frontière entre l’amusement et le travail est friable) et l’origine de sa fortune reste inconnue. Plus troublant encore est ce sentiment de plénitude, de toute puissance, qu’il dit éprouver quand il brûle des serres en plastique dans la campagne coréenne. Son aisance séduit Haemi et le duo de départ se retrouve trio, à ceci près que Jong-soo en tient la chandelle. Eperdument amoureux d’Haemi, il est incapable de lui dire et accepte que Ben lui prenne sous ses yeux cette femme qui était sienne. Il l’accepte comme il a dû accepter le départ de sa mère enfant, comme il doit accepter aujourd’hui de reprendre l’élevage familial à cause de la condamnation à la prison de son père pour violence commise contre un agent, édictée par ce qu’il perçoit comme une justice de classe. A force d’avoir trop accepté, on finit par se rebeller et bien que le visage de Jong-soo ne reflète jamais ses pensées, ne montre jamais ses émotions, la colère finit par sourdre au fond de lui. Lorsque Haemi disparait, il se rebelle, contre la société aussi bien que contre Ben, bouc émissaire dont on ne sait avec certitude s’il est vraiment responsable de la disparition d’Haemi. Le cinéma a beau prétendre montrer l’invisible, il n’est lui-même que pantomine ne pouvant jamais tout à fait atteindre la vérité, de même que reste inaccessible le soleil du film, qui ne darde ses rayons que par intermittence, que ce soit dans le studio d’Haemi ou sur le porche de la maison de Jong-soo au crépuscule (de loin, la plus belle séquence du film), et que la caméra mobile et curieuse des lieux traversés tente de capturer. De même cette serre qui brûle, mise à feu par Ben selon ses dires, nous ne la verrons qu’en rêve, jamais dans la réalité, sans doute parce que le mot désignait autre chose.

Si le dernier tiers est moins convaincant, c’est non seulement parce que le discours sur l’illusion et l’invisible qui atténuait le caractère un peu démonstratif de l’intrigue recule sous la poussée de la colère de Jong-soo (le film changeant de genre pour devenir thriller, transformation toujours périlleuse en cours de récit) mais surtout parce que le personnage d’Haemi, incertaine de sa place et que l’on ne voit alors plus, faisait le lien entre les deux hommes, entre les deux mondes, le monde vieux et fatigué de la campagne du nord qui mire la ligne d’horizon pesante de la frontière avec la Corée du Nord et le monde chic et flottant des plaisirs de la ville où se dissolvent les êtres et les secrets. C’était elle le coeur du film, son soleil secret (Secret Sunchine (2007)), son plaisant degré d’indétermination, sa mesure de poésie (Poetry disait le précédent film de Lee Chang-dong il y a déjà huit ans de cela).

Strum

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19 commentaires pour Burning de Lee Chang-dong : « Qui suis-je ? »

  1. Martin dit :

    Hello Strum. C’est toujours un plaisir de te lire sur des films aussi ambitieux.
    Merci.

    « Burning » m’a fait forte impression et, contrairement à toi, j’ai aimé la fin, que je juge en partie libératrice de toute la tension accumulée. Bien sûr, il reste difficile d’interpréter avec justesse cette conclusion et j’ai tendance à penser que Lee Chang-dong a volontairement brouillé les pistes jusqu’au bout du bout pour nous laisser avec cette impression persistante de malaise.

    Je n’ai pas lu la nouvelle de Murakami, mais j’ai constaté qu’elle était très courte. Cela me donne envie de me frotter à cet auteur que, jusqu’à présent, j’ignore superbement. Hum…

    Ma propre chronique sur « Burning » paraîtra la semaine prochaine. Nous aurons donc sans doute, si tu le souhaites, l’occasion d’en débattre plus longuement. Bon week-end à toi.

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    • Bonjour Strum,
      Je partage l’avis de Martin, j’ai trouvé de plus en plus superbe ce film au fur et à mesure de son avancée. Les propos métaphoriques de Ben sur l’incendie de serres tous les deux mois m’a cloué à mon siège et la dernière séquence en un plan séquence remarquablement composé est superbe. Si faiblesse il y a dans Burning, je les vois plutôt en début de métrage avant l’intronisation de Ben. Mais rares sont les films de plus de 2 heures sans baisse de régime.
      Pour ma part, gros coup de cœur pour Burning. L’année n’est pas finie mais il a tous les attributs pour finir dans mon top 3 annuel.

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      • Strum dit :

        Hello InCine. Je pense que j’attendais un peu trop du film. C’est vrai que le prologue a ses faiblesses, mais ensuite tout le tronçon central est formidable. Le sommet du film, c’est toute la scène où le trio se retrouve sur la porche de la maison de Jong-soo (le crépuscule, la danse, les propos de Ben sur les « serres » brûlées effectivement, le rêve qui suit). Et même si j’ai moins aimé le caractère plus démonstratif ou procédural du derniers tiers, ça reste bien.

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    • Strum dit :

      Hello Martin. De rien et merci à toi. Je n’ai pas tellement aimé la fin parce qu’on la voit venir à partir du moment où Haemi disparait. Tout ce qui suit est construit/découpé de manière à nous amener vers ce point de non-retour. On peut d’ailleurs imaginer un épilogue pessimiste avec une arrestation à venir étant donné le nombre de preuves qu’il a laissées derrière lui. Mais j’ai beaucoup aimé les deux premiers tiers du film.

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  2. Carole Darchy dit :

    Bonjour Strum, je brûlais d’envie de voir ce film…. J’ai volontairement évité de lire votre chronique. Je viens juste de voir le film et j’en sors déçue, et ressens une impression en demi-teinte …. Il y avait pourtant toute la matière pour faire un film fabuleux !
    Le trio constitue un personnage à part entière… presqu’un quatrième personnage … J’ai donc beaucoup aimé les 4 personnages et aussi cet invisible, ce mystère car effectivement, nulle trace du chat, de la serre brûlée, et d’Haemi que je voyais consumée dans cette serre, ou croupir au fond du puits ou de cet étang … C’est très bien que le mystère demeure entier …
    Mais la dernière partie m’a déroutée également et gâche complètement le film de mon point de vue.
    J’ai également été chagrinée par la lenteur, les longueurs tout le long du film et je dois reconnaître qu’étant très fatiguée, j’ai décroché à certains moments …
    Donc je ne peux dire de mon point de vue que c’est un beau film. Il y avait un potentiel immense mais non exploité à sa juste mesure et gâché par la dernière partie bancale.
    Je vais sûrement lire la nouvelle de Murakami et relire « les amants du spoutnik » que j’avais adorés, mais cela remonte à si loin ! …. Je n’aime pourtant pas trop Murakami, car je le trouve très inégal !

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    • Strum dit :

      Bonsoir Carole. Nous sommes d’accord sur la dernière partie, qui ne possède pas la poésie des deux premières. J’ai donc moi aussi été déçu même si je le suis moins aujourd’hui que je ne l’étais hier soir en sortant du film. Concernant Murakami, en effet, c’est un écrivain inégal, même si ses livres ont du charme. Il lui manque à mon sens ce qui fait la force des grands écrivains : le style (son écriture est trop prosaïque à mon goût).

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      • Réponse très tardive, je viens de voir le film samedi dernier seulement.

        Je suis entièrement d’accord avec le commentaire de Carole. Je trouve le film très beau, Lee Chang-Dong maîtrise parfaitement son cinéma et la scène centrale du striptease sur Miles Davis est tout simplement sublime.

        Le côté social que tu décris dans ton post (les deux jeunes issus du même village dont l’un – Jongsu – accepte son sort et courbe l’échine et l’autre – Haemi – souhaite à tout prix sortir de sa condition) avec en plus le fait que quelque soit l’attitude adoptée, ils n’arriveront à rien (une scénario très bourdieusien), tout cela m’a vraiment touché et ému, j’ai trouvé cela magnifique.

        Mais au milieu de toute cette beauté, voilà qu’arrive la deuxième partie et tout ses mystères (Ben est-il vraiment un pyromane ? Haemi est-elle vraiment tombée dans un puits étant petite ? Où a-t-elle disparue ? Ben l’a-t-il tuée ? Le chat existe-t-il ?). Aucun n’est expliqué mais, et c’est le pire, tout cela détourne l’attention du spectateur et viens phagocyter l’intrigue sociale très émouvante esquissée dans la première partie.

        J’ai été en fait assez furieux que de voir un cinéaste sachant si bien filmer perdre son talent et son temps à filmer cette histoire mal fagotée, j’irais sans aucun doute voir les autres films de Lee Chang-Dong mais je suis resorti de la salle avec une grande frustration.

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  3. Pascale dit :

    J’ai été envoûtée moi. Et j’ai apprécié le virage et le changement de genre/style en plein milieu.
    Et pour LA scène au crépuscule, on est d’accord.

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    • Strum dit :

      En général, je ne suis pas très amateur des films qui changent de nature en plein milieu comme s’il y avait deux films attachés ou comme si le metteur en scène hésitait entre deux directions. Je préfère donc me souvenir ici de ce qui précède le dernier tiers et en particulier toute la séquence qui se déroule au crépuscule (avec le rêve qui suit).

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  4. tinalakiller dit :

    Je ne parviens pas à réellement aimer ce film même si tu le défends hyper bien, même si je vois où ça veut en venir, même si Lee Chang Dong est toujours talentueux. Mais je me suis tellement ennuyée devant cette première partie et cette troisième partie m’a semblé trop brutale.

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    • Strum dit :

      Pour ma part, j’ai bien aimé la première partie (même si le prologue n’est pas ce qu’il y a de mieux) et j’ai trouvé que la troisième se trainait en longueur (on voit venir la dernière scène). Comme quoi. 🙂

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  5. Vu hier. Un peu décontenancé. trop long d’abord, et on ne sait pas où il veut en venir. je préfère la seconde partie à partir de la disparition de Haemi peut-être à cause de l’aspect thriller, enquête, c’est plus conventionnel certes mais la première partie ne m’a guère touché. trop bucolique, impressionniste. En fait il y a deux films. Il y a aussi deux références littéraires : Gatsby le magnifique , pour le personnage de Ben, et Faulkner. Oui, Jong-soo est bien un idiot Faulknérien.
    La fin est superbe, même attendue mais on est loin de Poetry. Reste des ombres, du mystère sur lequel aucun voile n’est levé..(la disparition d’Haemi). Donc, intéressant au final mais un peu déçu.
    Mais en dépit de tout cela, film à voir. qui ne nous laisse pas indifférent.

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    • Strum dit :

      Bonsoir Jean-Sylvain, Je n’ai pas été très convaincu par les références littéraires, même s’il est certain qu’elles comptent pour Lee Chang-dong. Ben en Gatsby, non, il ne ressemble pas au personnage de Fitzgerald quoique dise le dialogue. Faulkner pour Jong-soo à la rigueur. Je n’ai pas aimé la fin pour ma part. Trop long, trop attendu. Mais on est d’accord pour dire qu’on est loin de Poetry et que le film est globalement décevant.

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  6. eeguab dit :

    Honnêtement je n’ai pas été convaincu. La durée m’a gêné et je n’ai pas du tout pensé à Gatsby. Et si j’ai un peu lu Murakami je ne suis pas capable de dire si nous sommes bien dans son univers. Pas trop familier de Faulkner non plus je suis perplexe. J’ai trouvé la presse bien dithyrambique.

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  7. Strum dit :

    Hello Edualc, effectivement, la presse est particulièrement dithyrambique et ne pointe pas toujours les faiblesses du film. Les deux premiers tiers du film ressemblent assez à du Murakami.

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  9. Florence Régis-Oussadi dit :

    C’est un film que j’avais trouvé inégal à cause de ses virages brusques et de sa trop grande propension au vide, au non-dit, au flottement (c’est une question de dosage entre le trop appuyé qui ne laisse aucune part au mystère et le trop abscons qui décourage). Mais le fait est qu’il m’a marqué au point de devenir une référence puisque j’y ai pensé quand j’ai vu « Drive my car » dont je ne savais pas qu’il était issu également d’une oeuvre de Murakami. J’ai reconnu en effet la figure du triangle amoureux avec des relations ambigües entre les deux hommes et (cela va de pair), la lumière entre chien et loup. La scène du porche avec la nuit qui tombe et la danse en contre-jour sur Miles Davis est sublime et mérite à elle seule de voir le film!

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    • Strum dit :

      C’est amusant parce que je dois faire le même constat : mes réserves sur le film, notamment sur le dernier tiers, s’estompent avec le temps, et j’en garde désormais un souvenir assez fort.

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