Règlement de comptes de Fritz Lang : un homme se venge

the big heat

Dans Règlement de comptes (The Big Heat) (1953), le pessimisme de Fritz Lang est à son comble. On y meurt sans compter, plein champ ou hors champ. Les femmes y sont ébouillantées, torturées, assassinées. La violence jaillit de l’écran sans crier gare et elle n’épargne personne, ni les victimes, ni le héros, Dave Bannion, qui manque même étrangler une femme dans un accès de rage. C’est un film qui raconte une vengeance et le prix qu’elle exige de sa conduite, comme dans L’Ange des maudits que Lang a tourné un an auparavant.

Quiconque a vu Règlement de comptes ne peut oublier la séquence qui fait basculer le film après un début filmé sans hâte par Lang : Dave Bannion (Glenn Ford) qui enquête sur le suicide d’un policier et soupçonne un notable au bras long est chez lui, chantant une berceuse à sa petite fille. Scène paisible du héros se ressourçant auprès des siens, comme on en a tant vu dans le cinéma américain, qu’agrémente une musique légère. Soudain, une explosion retentit au dehors, qui semble presque souffler le cadre tant elle est inattendue. Bannion s’élance au dehors : sa voiture brûle et, à l’intérieur, sa femme gît sans vie. Le film vient de changer de nature, passant de l’histoire d’un policier consciencieux dont l’intégrité participe des fondements de la société à celle d’un individu qui part en guerre contre une société moralement vile.

Lang filme le scandale de la violence et de l’injustice dans le monde, le peu de considération pour la vie. La même année, Samuel Fuller mettait en scène dans Le Port de la drogue (Pickup on South Street) une longue bagarre finale d’une expressivité peu commune. Une nouvelle ère s’ouvrait pour la représentation de la violence dans les films noirs. Dans Règlement de comptes, Lang filme la violence moins longuement que Fuller mais il lui donne un caractère saccadé, ôtant des photogrammes de certains plans de bagarre pour surprendre son spectateur. Elle survient aussi parfois hors champ, en raison du Code Hays mais aussi parce que Lang est moins intéressé par sa représentation que par son inéluctabilité. Après le meurtre de sa femme, Dave Bannion n’a pour les êtres et le monde plus aucune pensée autre que celles qui pourraient servir le mécanisme insatiable de la vengeance. Qu’importe les morts dont il est ensuite responsable pourvu que sa haine trouve à s’assouvir. C’est une haine contre les auteurs du crime, mais aussi contre la société elle-même, contre la corruption généralisée qui gangrène la ville, y compris dans la police. Pour mener à bien sa vengeance, Bannion devra s’exclure du cadre collectif de la société en quittant la police, de même qu’au moment de l’explosion de la voiture, le film était sorti de force du cadre habituel du film noir des grands studios de l’époque.

Le désespoir de Bannion n’est pourtant pas sans rémission. Une autre femme viendra le sauver de lui-même : Debby, la petite ami du tueur sadique Vince Stone (Lee Marvin). Gloria Grahame est magnifique dans ce rôle de femme qui ne croit plus en rien, sinon à l’argent, mais qui s’arroge le droit d’être libre et s’entiche soudain de Bannion au point de vouloir l’aider. Elle paiera chèrement le prix de cette bonne action lors d’une autre scène que l’on n’oublie pas où un effrayant Lee Marvin lui jette au visage un café brûlant qui l’ébouillante. Chez Lang, le bien est rarement récompensé et sa perspective génère même en retour des pulsions sadiques. Son film est traversé de pulsions qui tracent du monde un portrait terriblement noir. Lang était un cinéaste filmant des souterrains, notamment dans la série des Mabuses, comme s’il entendait montrer les fondations du monde où s’alimente sa violence. Il n’y a pas de souterrain dans Règlement de comptes, mais la corruption, la violence qui traverse horizontalement et verticalement la société en s’en prenant d’abord aux plus faibles, lui donnent cette atmosphère de souterrain caractéristique des films du cinéaste. Et puis l’on retrouve ce dualisme propre à Lang : Bannion est d’abord flic intègre puis farouche individualiste, Debby est tout à la fois frivole et morale (son visage dont une face est couverte d’un large pansement rend compte visuellement de ce côté double), et plusieurs miroirs dédoublent les personnages dans le plan.

Si les êtres et la société sont doubles, alors cela voudrait dire que certains personnages peuvent être bons. De fait, le personnage de Debbie et les compagnons d’armes du beau-frère de Bannion donnent in extremis le change en suscitant l’impression que la société possède aussi des hommes et des femmes de bonne volonté qui pourraient rééquilibrer la balance de la justice. Mais Lang y croit-il lui-même vraiment ? Le sacrifie de Debby comme celui de Marlene dans L’Ange des maudits en valent-ils la peine ? Debby, elle, y croit et tuera paradoxalement pour cela. Le style du cinéaste est ici sec et débarrassé de toute ornementation, il est entièrement tourné vers le déroulement de l’action selon un mouvement latéral et même lorsque Bannion triomphe, ce mouvement ne s’arrête pas puisque le mot Fin s’incruste à l’écran sur le personnage en marche comme si l’action ne pouvait s’arrêter, comme si Lang lui-même ne pouvait envisager un monde enfin fixe et juste. Un grand film, probablement le plus achevé, le plus exempt de défauts, de la période américaine de Lang.

Strum

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20 commentaires pour Règlement de comptes de Fritz Lang : un homme se venge

  1. Jean-Sylvain Cabot dit :

    Bonsoir Strum. Belle chronique sur un chef-d’oeuvre indiscutable. Devenu au fil des années mon film préféré de Lang, sans doute à cause de son épure et la redoutable efficacité d’un récit qui se déroule sans répit. Quiconque a vu Règlements de comptes ne peut l’oublier…grâce à des scènes d’anthologie qui marquent le spectateur pour toujours. Mais c’est le film dans son entier qui imprègne le spectateur. Mise en scène impressionnante, implacable dans sa simplicité qui va à l’essentiel, débarrassée de tout ce qui ne sert pas l’action, et toute en tension. Les acteurs sont parfaits, Glenn Ford, en tête, emmuré dans son malheur et obsédé par sa seule vengeance. Un film que je revois tous les ans et qui m’éblouit à chaque vision par sa perfection.

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  2. Jean-Sylvain Cabot dit :

    Gloria Grahame oui bien sur..inoubliable. Un de ses meilleurs rôles.

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  3. Pascale dit :

    Ah Gloria Grahame ! Que j’aime cette actrice.
    Je suis très tentée évidemment même si Glenn Ford par contre je l’ai toujours trouvé fade (Et bien moche).
    Elle porte le même pansement que Rachel Weisz dans la Favorite.

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    • Strum dit :

      C’est probablement le plus beau rôle de Gloria Grahame. Glenn Ford est un acteur assez fade mais cela fonctionne ici dans le rôle d’un homme avec une idée fixe. Mis à part le pansement, le film n’a heureusement rien à voir avec La Favorite.

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      • princecranoir dit :

        Euh, vous êtes bien en train de parler de celui qui joue dans Gilda, 3:10 to Yuma, graine de violence, l’homme de nulle part et même dans Superman (bon OK, pas son meilleur) ainsi que dans ce chef d’œuvre de Fritz Lang admirablement décortiqué par l’expert Strum ?

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  4. Pareil que les commentaires précédents. J’aime beaucoup ce film (vu l’an dernier), Gloria Grahame – une actrice trop rare – est vraiment superbe.

    C’est amusant de voir comment Lang s’empare d’un genre pré-existant (le film noir) en y imprimant sa patte : il y un peu de Mabuse, un peu de M le maudit dans sa manière de dépeindre la société dans Règlement de comptes. Alors que d’autres grands du film noir (Billy wilder dans Double indemnity ou Otto Preminger dans Laura) ont créé leur cinéma à partir du film noir car ce sont leurs tout premier films et tout les deux des chefs d’oeuvre au passage.

    Enfin, je connais peu la période américaine de Lang, il faudra que je la découvre à l’occasion.

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  5. J.R dit :

    J’aime également beaucoup ce Lang made in USA; je n’ai qu’un seul regret, c’est qu’ils y soient allés à la truelle pour réaliser la brûlure de Gloria Grahame… c’est ce que tu voulais dire, non, par le plus exempt de défauts : )

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    • Strum dit :

      On est loin des effets numériques trop parfaits d’aujourd’hui c’est sûr mais je trouve que le côté grossier du maquillage passe à peu près en noir et blanc. Rien de très gênant pour moi. 🙂

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  6. Marcorèle dit :

    J’adore ce film. Un des premiers grands polars modernes.

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  7. eeguab dit :

    Unn très grand Lang période américaine vraiment, que tu as bien analysé. Hasard, pour le séminaire western que je viens de terminer et pour l’ultime épisode Les dames de l’Ouest j’ai revu L’ange des maudits où je trouve Lang beaucoup moins convaincant. La jungle urbaine lui convient mieux que les grands espaces (qui d’ailleurs n’existent pas dans Rancho Notorious). Je crois que je vais me remettre The big heat très vite.

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    • Strum dit :

      Merci. C’est aussi ce qui fait l’intérêt de l’Ange des maudits je trouve, il filme l’ouest américain comme un tripot berlinois, en gardant son style et ses obsessions. Un film imparfait dans l’absolu mais en même temps parfait pour illustrer la ‘politique des auteurs’.

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  9. ideyvonne dit :

    Vu il y a très longtemps mais je m’en souviens très bien et encore mieux à la lecture de ton article 😉
    Tout comme princecranoir je me demande pourquoi « fade » et moi j’ajoute à sa liste  » le déserteur de fort Alamo », « les 4 cavaliers de l’apocalypse », ou encore « désir humain » ce dernier étant aussi de Fritz Lang. Et ce sont les seuls qui me viennent à l’esprit pour l »instant !

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    • Strum dit :

      Pour le « fade », tout est relatif, moins charismatique que les grandes stars de l’époque plutôt, et puis ces jugements sur les acteurs sont toujours très subjectifs. 🙂

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