Panique : bouc émissaire et psychologie des foules selon Julien Duvivier et Georges Simenon

panique

Panique (1946) de Julien Duvivier est un film glaçant, un acte d’accusation dressé par Duvivier contre ses compatriotes au sortir de la seconde guerre mondiale (et plus généralement contre l’humanité tout entière). C’est l’histoire d’un quartier qui se ligue contre un habitant différent et asocial, qui l’accuse d’un meurtre qu’il n’a pas commis, et qui finit par causer sa mort. On ne peut parler de ce film sans évoquer le contexte de sa réalisation. Duvivier revient de son exil américain dans une France qui veut oublier les compromissions et les lâchetés collectives de Vichy, où des pétainistes d’hier se sont déclarés résistants à la fin de la guerre, où certains coupables de coopération vénielle avec l’occupant sont persécutés pendant l’épuration pendant que des collaborationnistes passent au travers des mailles du filet. On cherche des boucs émissaires pour s’absoudre de sa propre veulerie. On reproche à Duvivier son exil pendant la guerre. Conformément à sa nature pessimiste, il répond par ce Panique vengeur où il trace un portrait des français qui exhale le mépris et l’écoeurement.

Panique est l’adaptation d’un roman de Georges Simenon, autre pessimiste notoire, paru en 1933 : Les Fiançailles de M. Hire. Chez Simenon, Hire est un juif apatride, un homme mou et peureux, décrit comme « tout petit, tout rond, tout noir, avec un visage blême que coupaient ses moustaches d’encre ». Même si Simenon le présente comme ayant trempé dans des combines un peu louches, Hire est poursuivi par la police française et persécuté par ses voisins car il est différent. Il représente l’individu apatride, le juif, le bouc émissaire de l’époque chargé du poids des faiblesses de chacun et des peurs des nations, que toute une partie de la population européenne, contaminée par la folie nationaliste des années 1930 et excitée par des intellectuels aveugles et une presse irresponsable (à l’extrême droite comme à l’extrême gauche), exécrait et voulait expulser du corps social. Il y a du Kafka dans Hire, cet homme sans visage, coupable d’exister et qui ne comprend pas ce qui lui arrive, et dans ses meilleures pages, ce livre d’une noirceur absolue, procure des vertiges métaphysiques autant que du dégoût – la maitrise littéraire de Simenon est patente, mais je l’ai lu sans plaisir.

Dans son adaptation du livre (effectuée avec le scénariste Charles Spaak, collaborateur fréquent du cinéaste, à qui l’on doit aussi notamment les scénarios de La Grande Illusion de Renoir et Gueule d’amour de Grémillon), Duvivier fait de Hire un personnage fort différent. Tel que joué par le génial Michel Simon et son visage de caoutchouc, c’est un homme combattif et « fort comme un arbre », cynique et dénué de toute espèce de compassion pour le genre humain. C’est aussi un mystérieux docteur des âmes, un homme de principes, qui se refuse à toute délation alors qu’il connait le coupable du meurtre, d’une envergure toute autre donc que le personnage de petit escroc et de victime désignée du livre de Simenon. « Je n’aime pas les hommes » dit-il. Pis, photographe amateur, il s’amuse à immortaliser les scènes les plus abjectes de la société avec son appareil photo pour en faire « un musée des horreurs », des « documents humains » propres à raviver quand le besoin s’en fait sentir sa haine de la société.

Hire dans Panique, c’est peut-être Duvivier lui-même, tout du moins un Duvivier qui se reconnaît dans Hire, un Duvivier vindicatif qui n’a pas supporté qu’on lui reproche son exil, qui regarde et condamne la société et la foule à travers les yeux de Michel Simon – et qui imagine une vengeance posthume grâce à la photographie du meurtre prise par Hire. Mais les changements apportés par Duvivier et Spaak ne s’arrêtent pas là. En adaptant le livre après la guerre, Duvivier porte un jugement à la fois sur les années 1930, la France de Vichy et l’épuration (d’ailleurs dans le film, Hire n’est pas juif, du moins n’est-ce pas dit) car à chaque époque, il s’agissait de trouver des boucs émissaires, activité irrationnelle et pourtant si humaine. Chez Duvivier, contrairement au roman, la police protège Hire (elle est même convaincue de son innocence), qui est exclusivement persécuté par le quartier, par la collectivité, que Duvivier réduit à un immense mouvement de foule où les individualités se dissolvent dans les miasmes d’une haine collective, cette haine de « l’autre » étant le lien assurant la cohésion de la communauté. Cette collectivité irrationnelle et agressive, c’est le contrechamp du film, qui s’avance comme une bête vers Hire pour le broyer dans ses machoires. Panique, a affirmé Duvivier, est son film « le plus significatif » ; il tend un miroir aux français (mais pas seulement) reflétant leurs travers de la décennie écoulée, la vantardise et la délation, la lâcheté et la jalousie. Le trait de Duvivier est moins épais que rageur.

Michel Simon et Viviane Romance (qui joue Alice) ont eux aussi des comptes à régler. Le premier, qui tourna pendant la guerre pour la Continental-Films (au capital d’origine allemande), fut inquiété à la Libération ; la seconde, qui se rendit à Berlin en août 1943 avec d’autres artistes, fut incarcérée quelques jours lors de l’épuration. Ce que le récit perd en vertiges métaphysiques, il le gagne ainsi en critique sociale et politique. Et ce d’autant plus que Duvivier donne à Hire un passé, absent du livre. Il en fait un ancien avocat trahi par sa première femme, dont les rêves de jeunesse sont enfermés dans une belle bâtisse sur une île. La séquence où Hire y emmène Alice, dont il est tombé amoureux, est la plus belle du film : une échappée hors de la grisaille du quotidien, empreinte d’une poésie étrange et triste, à tel point que l’on a l’impression, le temps d’une scène, de se retrouver transporté dans un film de Jean Grémillon.

Cette parenthèse n’est pour Hire qu’un bref répit et le récit peut reprendre son cours vers l’inéluctable. Une femme a été assassinée, on le sait depuis l’ouverture du film. Hire connait l’assassin : c’est Alfred, l’amant d’Alice qu’il aime. Hire, par naïveté, tombe dans le piège que lui tendent Alfred et Alice. Cette dernière lui fait croire à des fiançailles imminentes afin de cacher chez lui le sac à main de la victime qui le compromettra. Toute la fin du film est exceptionnelle. Duvivier tire le meilleur parti du décor extérieur qu’il fit construire à Nice, figurant Villejuif où se déroule le drame et que Duvivier cadre souvent en plans larges générateurs d’angoisse. C’est une grand place, une grande agora, un désert sans solitude, où Duvivier filme à la fin une marée humaine convergeant peu à peu vers Hire pour le lyncher. Séquence terrible, l’une des meilleures de toute la carrière de Duvivier, qui capte comme rarement la violence de la foule et le plus petit dénominateur commun des bas instincts que le groupe flatte en certaines circonstances (quand l’irrationnel du collectif se substitue au rationalisme de l’individu). La scène des auto-tamponneuses où Hire est déjà la cible de tous, avait préfiguré le lynchage. A la photographie, l’excellent chef-opérateur Nicolas Hayer plonge le film dans une obscurité souvent pesante, donnant l’impression que tous ces gens qui se débattent sur la grande agora du décor sont des damnés – même les manèges sont sinistres et semblent sortis des enfers. Il n’y a pas de blanc dans les images de Panique, uniquement des variations de noir et de gris. Un film remarquable, l’un des plus noirs du cinéma français, qui reflète les rancoeurs et les haines d’une époque, ainsi que les petitesses de l’âme humaine toutes époques confondues. Si c’est un « document humain », alors il en montre la face la plus sombre.

Strum

PS : En 1989, Patrice Leconte réalisa une nouvelle adaptation du roman de Simenon, Monsieur Hire, avec Michel Blanc, qui a davantage le physique du personnage que Michel Simon. On dit ce film, que je n’ai pas vu, plus fidèle au roman de Simenon que celui de Duvivier.

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18 commentaires pour Panique : bouc émissaire et psychologie des foules selon Julien Duvivier et Georges Simenon

  1. Gérard dit :

    Bonsoir ! Génial ! Je vais essayer de m’inspirer de ton blog, à défaut de faire aussi bien ! Compliments !

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  2. modrone dit :

    Noir de noir dans un cinéma de Duvivier déjà souvent sombre. Admirable. Le film de Leconte est excellent lui aussi. Difficile pour moi d’être plus précis, les deux étant déjà bien loin dans le temps, et pas revus depuis un bail. Bonne journée.

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    • Strum dit :

      Bonjour eeguab, en effet, noir de chez noir ce film. Tu as peut-être vu que j’ai par ailleurs choniqué Cluny Brown de Lubitsch. Toi qui aimes les écrivains de la Mitteleuropa, je suis sûr que tu aimes Lubitsch et son humour si particulier.

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  3. 2flicsamiami dit :

    Ta chronique a fait naître un sentiment de découverte tel que j’ai immédiatement commandé un exemplaire du Bluray.

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  4. 100tinelle dit :

    Bonsoir Strum,

    Lire Les Fiançailles de M. Hire de Georges Simenon ne fut pas une partie de plaisir pour moi non plus, j’ai même eu beaucoup de mal à le lire tant j’ai éprouvé un malaise certain en me retrouvant plongée dans cette atmosphère faite de perversités et de persécutions. Mais je reconnais que ce récit est sans doute un des meilleurs romans que j’ai lus jusqu’à présent de l’auteur. L’angle plus sociétal de Duvivier en fait une excellente adaptation, tout en offrant une autre facette que celle présentée dans le roman. D’abord le personnage principal du film est moins « chargé » que chez Simenon, qui ne le ménage pas. Comme tu le soulignes aussi, cette adaptation de Duvivier s’inscrit dans son époque, qui témoigne du populisme le plus noir de la société. L’adaptation de Patrice Leconte est très intéressante, plus sous l’angle intimiste que Duvivier et plus proche de Simenon, même s’il s’en démarque sensiblement. Bref, un roman à lire et deux films à voir ! Même si ma préférence va vers l’adaptation de Duvivier, qui signe ici un très bon film.

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  5. 100tinelle dit :

    ohlala, toutes mes excuses pour tous ces « également » qui fleurissent dans mon commentaire :-/

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  6. Strum dit :

    En effet, Simenon ne ménage pas son personnage (je vois que l’on a le même avis sur le roman) qui est plus positif dans le film. Merci pour cet éclairage sur le film de Patrice Leconte.

    Je n’avais pas fait attention à tes « également » jusqu’à ce que tu me les fasses remarquer. 😀 Je peux en enlever un ou deux de ton texte s’ils te chagrinent. 😉

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    • Oh bien volontiers, merci d’avance Strum 🙂

      Il est aussi intéressant de noter l’attitude ambiguë de Simenon par rapport au caractère juif de son personnage. Attitude que nous retrouvons dans son roman Les inconnus dans la maison, puisque le coupable est à nouveau un juif, alors que tout pouvait laisser croire à une toute autre personne, bien française et issue de la bourgeoisie. Comme s’il reprenait les préjugés de son époque mais tout en maintenant une certaine distance malgré tout. Ceci dit, Georges Simenon lui-même devra répondre de ses actes à la,libération, dans la mesure où il avait cédé les droits de plusieurs romans à la Continental, dont l’ensemble des Maigret, lui assurant de ce fait des rentrées financières importantes. Autant d’éléments à charge qui seront retenus contre l’écrivain lorsque son dossier sera présenté au comité d’épuration des gens de lettres. Quand la grande histoire rattrape la petite histoire…

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  7. Strum dit :

    Monsieur Hire est effectivement un petit escroc dans le roman, mais je pense que le plus important reste le fait que Simenon montre bien que Hire, en tant que juif apatride, est le bouc émissaire du quartier, qui finit lynché par la foule alors qu’il est innocent du crime. Cette dénonciation du mécanisme du bouc émissaire, dans le contexte des années 1930, est tout à l’honneur de Simenon, et d’ailleurs si le livre est aussi difficile à lire c’est parce qu’il montre combien Monsieur Hire, en tant qu’individu, est persécuté par les autres. Ce qu’a fait Simenon par ailleurs pendant l’occupation est une autre histoire.

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  8. Strum dit :

    Voilà, les vilains « également » ont été supprimés. 🙂

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