La Chèvre de Francis Veber : mécanique du rire

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La Chèvre (1981) de Francis Veber est l’un des films les plus drôles du cinéma français, où l’on voit le duo Perrin (Pierre Richard) – Campana (Gérard Depardieu) enquêtant sur la disparition d’une jeune fille particulièrement malchanceuse (« la petite Benz »). Veber y utilise à merveille un comique fondé sur le champ-contrechamp, dont on peut trouver l’origine chez Laurel et Hardy. Lorsqu’un plan montre Laurel/Perrin tomber ou faire une gaffe, un contrechamp nous montre Hardy/Campana furieux ou incrédule. Hardy et Campana ont tous deux dans le contrechamp le rôle de caisse de résonance permettant de démultiplier l’impact des maladresses de Laurel/Perrin (on rit encore plus de l’air indigné de Hardy ou de la stupeur de Campana que du gag initial). Mais là où Hardy fait ensuite une autre gaffe, démontrant ainsi que, même s’il pense le contraire, il est aussi bête que Laurel et appartient à la même famille de personnages-catastrophes, Campana lui se contente de fixer Perrin avec une incrédulité croissante, comme s’il regardait un extraterrestre.

Car Campana et Perrin forment une association des contraires, le premier incarnant l’homme rationnel qui ne croit qu’aux faits, le deuxième l’homme irrationnel et fantaisiste poursuivi par la malchance. Dans La Chèvre, la malchance existe vraiment, elle est un fait de la nature aussi réel que la jungle amazonienne. Veber bâtit son film sur le postulat suivant : il nous donne à voir un homme comme lui et nous (Campana), un homme rationnel, qui découvre que le monde est également peuplé d’êtres irrationnels et rêveurs, autant d’éléments perturbateurs propres à désorganiser l’ordonnancement apparent des choses (ces éléments ne peuvent être des femmes comme chez Hawks, car Veber leur accorde peu d’attention). Dans La Chèvre, c’est parce que Perrin est malchanceux que lui seul peut retrouver la « petite Benz », accablée elle aussi par une malchance jamais rassasiée – ce qui est une hypothèse de départ aussi fantaisiste que le personnage de Perrin lui-même.

Si le film fonctionne si bien, et ce sans s’essouffler, ce n’est pas seulement parce que les dialogues et les gags sont efficaces (ils sont d’abord purement mécaniques et visuels, comme une porte automatique qui se referme, une chaise au pied cassée ou une salière dévissée, puis semblent contaminés par la malchance absurde de Perrin – ainsi ces sables mouvants qui n’existent que parce que Perrin est là, ou ce gorille sorti d’un autre continent), c’est aussi et surtout parce que notre regard, et la cible de nos rires, évoluent au cours du récit. Au début, on rit des chutes de Perrin, malchanceux lunaire s’inscrivant dans la tradition burlesque, et Campana n’est que le relais de notre rire. Puis, peu à peu, l’objet de nos rires se déplace vers Campana, un Campana tour à tour stupéfié, catastrophé, déprimé et puis enfin inquiet. Pourquoi inquiet ? Parce qu’il réalise que la malchance existe, que non seulement elle existe mais qu’elle se transmet comme une maladie infectieuse, qu’il y a certaines choses qui échappent à son entendement. Alors, on rit de son inquiétude croissante et de sa peur de la contagion (idée formidable que celle de Campana devenant à son tour malchanceux dans la scène de la prison mexicaine). C’est un comique de situation mais où les situations et les rapports entre les deux personnages se modifient selon une dynamique imprévisible et inexplicable, quasi-fantastique dans les prémisses de certaines scènes de la deuxième partie (« Perrin, il n’y a pas de sables mouvants dans cette région ! »), qui donne son mouvement au récit. Pendant tout le film, Campana repousse ce que Perrin représente, résiste face à cette intrusion de l’irrationnel dans sa vie, qui met son monde sens dessus dessous. La mise en scène aussi résiste à la fantaisie de Perrin : soumise au rythme du dialogue et à l’exigence de la situation, elle apparaît par son caractère statique comme le parent pauvre du film, uniquement fonctionnelle et méthodique, à l’instar du Campana du début. Mais à la fin du récit, lorsque Perrin retrouve enfin la petite Benz dans un hôpital perdu dans la jungle, Veber réussit in extremis, en quelques plans (celui du réveil de Perrin, celui où il sort de sa chambre, avec cette fenêtre et cette porte qui laissent entrer une lumière d’aube, celui où ils marchent sur le ponton) à suggérer l’irruption de la poésie, de l’irrationnel, dans son monde et dans celui de Campana, bien secondé par la jolie musique de Vladimir Cosma. Le contrechamp sur Campana, découvrant l’impensable au bord des larmes, est très beau.

Pour Campana, c’est une révolution copernicienne (la chance existe), d’autant plus douloureuse qu’il sait, lui le sceptique, qu’il ne recevra aucune explication – la stupeur remplace la joie, il n’a même pas l’air heureux. Il exprime l’incrédulité, la fascination inquiète, du méthodique Veber face à la fantaisie du monde (car la fantaisie existe, notamment au cinéma, comme les films d’Ernst Lubitsch ou de Sacha Guitry l’ont prouvé – certes, la mise en scène purement fonctionnelle de Veber ne peut prétendre à cette fantaisie de grand cinéaste). Veber, comme Campana, a besoin de preuves pour croire, preuves que seul le cinéma est en mesure de lui donner. En réalisateur ordonné, il injecte de la méthode dans les forces de l’irrationnel, de sorte que nous finissons le film convaincus, ce qui atteste de sa réussite, qu’il est tout à fait logique que le malchanceux Perrin retrouve les traces d’une jeune fille tout aussi malchanceuse que lui. La Chèvre met de la logique dans les tribulations de l’irrationnel en l’associant à la mécanique du rire.

Pierre Richard et Gérard Depardieu, absolument prodigieux, drôles au début, émouvants à la fin, ne sont pas pour rien dans le pouvoir hilarant de ce film. Combien sont-ils les films comiques qui parviennent à procurer d’inextinguibles fous rires après une dizaine de visions, que ce soit en vertu des situations ou des dialogues ? Ils sont peu nombreux et La Chèvre en fait partie : c’est assez pour que le film ait acquis le statut mérité de classique du cinéma français des années 1980.

Strum

PS : Deux films mineurs avec le même duo d’acteurs suivirent (Les Compères et Les Fugitifs). Aucun n’approche, fût-ce de loin, la réussite de La Chèvre. De Veber, il faut en revanche (re)découvrir l’étonnant et attachant Le Jouet.

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11 commentaires pour La Chèvre de Francis Veber : mécanique du rire

  1. princecranoir dit :

    Grosse impression lorsque je l’ai découvert en salle, cette « chèvre » reste attaché dans ma mémoire au meilleur de Veber, cineaste dont il faut bien reconnaître la qualité tr variable des comédies (comme tu l’indiques « les compères » et « les fugtifs » sont tout de même nettement plus faibles). Cette fine analyse conforte mon coup de coeur et me rappelle qu’il bien longtemps que n’ai pas ri des malheurs de Perrin.

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    • Strum dit :

      Le meilleur Veber, sans aucun doute pour moi – un classique de la comédie française, même. C’est un film qui continue à être drôle au fil des visions, alors n’hésite pas à le revoir.

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  2. tinalakiller dit :

    Quelle analyse ! Je n’aurais pas été capable d’en faire une aussi riche pour cette comédie. En fait je m’aperçois que relever les qualités d’une comédie, bien réussie, n’est pas toujours si évident, ce qui montre bien à quel point la comédie n’est pas sous-genre, loin de là. En tout cas, un vrai classique de la comédie française dont on ne se lasse pas.

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    • Strum dit :

      Merci Tina. Oui, ce film est devenu un classique de la comédie et même si on peut analyser la méthode qui est ici utilisée par Veber pour faire rire (avec ses causes et ses effets), on se laisse prendre à chaque vision du film.

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  3. 2flicsamiami dit :

    C’est sur des sujets apriori banals que l’on distingue le brillant analyste. Bravo !
    Et en effet, Les Compères et Les Fugitifs sont deux films bien moins remarquables que ne l’est La Chèvre (mais davantage que ne le sont La Doublure et son Emmerdeur version 2008).

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  4. Martin dit :

    Très envie de le voir aussi, tiens ! J’me demande si je l’ai même vu… une seule fois. Je n’en suis pas sûr, ou alors j’étais gosse. Ce qui est certain, le cas échéant, c’est que j’ai tout oublié.

    Une séance de rattrapage S’IMPOSE !!!

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