Les Lumières de la ville (City Lights) de Charlie Chaplin : un conte des deux villes, une main tendue

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Les Lumières de la ville (City Lights) (1931) de Charlie Chaplin est le plus beau de tous les films de Charlot. S’y fondent un récit de conte de fées (une aveugle retrouve la vue grâce à la générosité d’un clochard), des scènes d’une drôlerie irrésistible (un combat de boxe transformé en ballet comique), d’autres marquées du sceau de l’injustice (le milliardaire qui ne reconnait pas Charlot) et des moments de grâce absolue où le temps suspend son vol, comme anxieux lui aussi de savoir le fin mot de cette histoire. Cette grâce, on la retrouve dans toutes les scènes entre Charlot (Charlie Chaplin) et la jeune aveugle (Virginia Cherrill) qui le prend pour un homme du grand monde. Lors de leur première rencontre, et lors de leur rencontre finale, leurs gestes semblent à l’arrêt, dans l’attente de quelque chose. Par mimétisme, par compagnonnage de coeur, nous aussi nous attendons de voir ce qui va advenir et nos gestes se suspendent. L’extraordinaire délicatesse qui émane de ces scènes n’a d’égal que le perfectionnisme avec lequel Chaplin les tourna, faisant des centaines de prises pour trouver le geste juste (le tournage de ce film de 87 minutes fut l’un des plus longs du cinéma, s’étendant sur trois années), le geste qui donnera l’idée la plus juste de cette main que tend Charlot à la jeune aveugle.

Car ce film est une histoire de main tendue, l’histoire d’un homme bon et candide qui a le désavantage d’être clochard – Charlot. Dans ce film muet qui résiste à l’arrivée du parlant, les mots n’ont pas d’importance et peuvent même être trompeurs (voyez le sort que leur réserve Chaplin dans la scène d’ouverture où les discours sont brouillés). Seuls les gestes comptent et le geste clé de ce film, c’est donc une main tendue : la main que Charlot tend à la jeune aveugle, la main qu’il tend plusieurs fois au millionnaire suicidaire, la main que lui tend la jeune aveugle à la fin. Cette main est tendue à l’exclu, à celui qui ne voit plus, à celui qui ne s’appartient plus, à celui qui n’appartient plus à la société car elle n’en veut plus. Et c’est pourquoi Chaplin accordait tant d’attention à ce geste juste d’une main qui se tend et en touche une autre.

Cette main doit franchir l’obstacle que dresse devant elle la séparation inhérente à l’organisation de la société. C’est ce qu’annonce la géniale scène d’ouverture, si drôle et si édifiante à la fois, conforme à ce talent unique que possédait Chaplin pour nous faire rire aux larmes tout en nous faisant ressentir l’injustice du monde. Par des champs-contrechamps filmés selon un angle de 180 degrés, Chaplin nous fait voir deux mondes distincts et s’opposant : d’un côté, la ville officielle, ses représentants et ses notables, et de l’autre, lui faisant face, l’exclu (Charlot) qui s’est endormi sur une statue. La foule des officiels s’offusque de ce sacrilège (le clochard qui souille de ses vêtements sales le marbre blanc d’une statue censée représenter la vertu) sans réaliser que par sa réaction, elle confère plus de droits, elle attribue plus de valeur, à des statues, à des représentations, qu’à un homme fait de chair et de sang. Le clochard est chassé des lieux officiels où l’on préfère les statues, il est chassé de la Cité et renvoyé dans la ville de la précarité où sa vie est en sursis. Rencontrant ensuite d’autres exclus, véritable (la jeune aveugle) ou non (le millionnaire suicidaire qui tente de se noyer), il leur tend la main sans chercher de rétribution, tout en s’illusionnant naïvement sur la pérennité de son droit à rentrer dans la Cité à chaque fois que le millionnaire saoul (faudrait-il donc être saoul ou Saint pour tendre la main ?) lui confère ce privilège – lui aussi voudrait participer aux fêtes réservées aux happy few.

Pour la jeune aveugle qui le prend pour un homme du monde, c’est la vue dont elle est privée qui est le plus important. Pour elle aussi, il y a deux mondes, deux villes : la sienne où elle erre dans la pénombre des non-voyants et de la précarité et celle de la Cité où les notables roulent en voiture. Voulant rejoindre cette Cité qu’elle imagine belle, elle tombe amoureuse d’une représentation, d’une idole, sans voir que le geste de la main tendue (la main du clochard) est plus important que l’image idéale et romantique (une image de statue, comme celle du début du film) qu’elle s’est représentée. Car ce n’est pas la vue qui lui fera reconnaitre le clochard, plus misérable que jamais, c’est le geste de sa main, c’est sa main elle-même et celle du clochard, rejointes dans l’éternité du cinéma. Lors de la scène finale de ce chef-d’oeuvre, on est d’abord envahi par une épouvante de voir Charlot être tombé dans une misère qui semble cette fois irréversible (ce pantalon troué dit tout), puis submergé d’une immense tendresse pour ces deux personnages qui se retrouvent. L’incertitude de ce qui va advenir nous étreint alors le coeur.

Ce film-conte aussi drôle que triste est bercé par l’une des plus belles musiques de film composées par Chaplin (il avait tous les dons) à laquelle il adjoint le thème de La Violetera de José Padilla, merveilleusement associé à la jeune aveugle. C’est le véritable adieu de Chaplin au muet (Les Temps Modernes sera un faux film muet) et l’un des plus beaux films du monde.

Strum

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15 commentaires pour Les Lumières de la ville (City Lights) de Charlie Chaplin : un conte des deux villes, une main tendue

  1. Ronnie dit :

    ‘C’est le véritable adieu de Chaplin au parlant’ !!!
    Au muet plutôt 🙂
    Un des + beaux films du monde, probablement.

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  2. ELias_ dit :

    J’aime cette idée très juste de placer cette image d’une main qui se tend au cœur du mouvement du film. C’est amusant, je disais dans un précédent commentaire que le dernier plan de « Being there » d’Hal Ashby faisait partie pour moi des plus beaux derniers plans du cinéma. Celui de « City lights » est évidemment également membre de ce club prestigieux, en plus d’être un des films qui me fait le plus verser de larmes…

    E.

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  3. modrone dit :

    Chaplin sur le podium de l’absolu multitout. Seuls Mozart et Shakespeare.

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  4. Strum dit :

    Un génie qui pouvait tout faire effectivement.

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  5. pascale265 dit :

    C’est exactement ça. Plus qu’un chef d’oeuvre Un des plus beaux films du monde. Un de mes préférés de Chaplin même si tous sont mes préférés.
    J’ai fait découvrir les 2 extraits (les mains au début et les mains à la fin) à une classe de CP/CE1. Je leur ai davantage parlé d’amour que de main tendue… dommage que j’ai n’avais pas lu cette note avant.

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  6. Strum dit :

    La main tendue est un geste autant qu’une métaphore, mais parler d’amour marche très bien aussi. Pour ma part, c’est mon Chaplin préféré, celui où il atteint un équilibre parfait entre rires et émotion et où on trouve ces plans en suspens entre lui et la jeune aveugle qu’on ne trouve pas forcément dans ses autres films (même si moi aussi, je les aime tous)

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  7. V. s. dit :

    Bonsoir Strum. Je me joins à vous tous. J’aime tous les Chaplin ( à l’exception peut-être des deux derniers ). Les lumières de la ville est un film magnifique. Tu en parles très bien et me donne envie de le revoir encore une fois.

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    • Strum dit :

      Bonsoir V.s. et merci. De Chaplin, j’ai dit que j’aimais tout, mais en réalité je n’ai jamais vu ses deux derniers films (Un roi à New York et la Comtesse de Hong-Kong) qui n’ont il faut dire pas très bonne réputation. Je préfère revoir les autres.

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  10. Ywan Cooper dit :

    Effectivement, on sent ta passion pour ce film ! Et je n’ai en réalité à redire sur aucun de tes points ; je crois que c’est juste notre sensibilité qui est différente. Il est drôle de voir que Chaplin dit adieu au muet avec un cinéma aveugle… De quoi nous ”ouvrir les yeux” sur les implications de ses talents, au-delà de la perfectionnisme et directement dans la perfection.

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