Un éléphant ça trompe énormément d’Yves Robert : vent fou de l’aventure et stoïcisme badin

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« Le vent fou de l’aventure » se mesure différemment selon les latitudes et les individus. Dans Un éléphant ça trompe énormément (1976) d’Yves Robert, l’aventure est d’apparence modeste. C’est celle vécue par une bande d’inséparables : Etienne Dorsay, haut fonctionnaire armé du flegme de Jean Rochefort, Bouly, beauf qui roule des mécaniques comme Victor Lanoux, Daniel aux yeux pétillants, et pour cause ce sont ceux de Claude Brasseur, et enfin Simon, un médecin qui a le rire de Guy Bedos et pleure devant sa maman. Quatre rôles marquants de la carrière de leurs interprètes qui sont prodigieux de naturel, si bien qu’on croirait volontiers qu’Etienne, Bouly, Daniel et Simon, et bien ce sont eux.

Ce classique de la comédie française des années 1970 raconte leurs tribulations tragi-comiques, sans rien cacher de leurs faiblesses ni de leurs secrets, qui leur valent quelques déboires. Bouly, coureur impénitent, est quitté par sa femme Marie-Ange qui en a assez de ses infidélités ; Simon est harcelé par sa mère Mouchi (inoubliable Marthe Villalonga), dont les éclats théâtraux de mère juive séfarade, de préférence en présence de ses camarades, le mettent au supplice ; Daniel est traité de « conne » devant les autres par un amant trompé, révélation de cette homosexualité qu’il leur dissimulait (à tort car ils l’aiment tel qu’il est) ; Etienne, enfin, l’ainé de la bande, subit une série de rebuffades et de contretemps hippiques (hilarantes scènes où Rochefort est malmené par une jument irascible), est victime de plus d’un malentendu (ah, le regard voilé de Mme Esperanza), avant que la voie royale qui lui promettait la conquête virile de la femme en rouge (Annie Duperey) le conduise à une humiliation nationale devant ses amis, sa femme et tout ce que la France compte de téléspectateurs.

Yves Robert et Jean-Loup Dabadie, auteurs d’un scénario à quatre mains, appartiennent à des univers différents (comme les héros du film) qui se rencontrent de nouveau ici après le mélancolique Salut l’artiste (1973). Dabadie a beaucoup écrit pour Sautet auquel il a déjà prêté son talent de peintre de la vie d’un groupe d’amis dans Vincent, François, Paul… et les autres (1974), dessinant également des portraits d’hommes énigmatiques dans Les Choses de la vie (1970) et Max et les ferrailleurs (1971). La veine habituelle de Robert emprunte davantage à la comédie, et le triomphe public du Grand Blond avec Pierre Richard n’est pas loin. Mais tous deux portent un regard d’une égale tendresse sur leurs personnages. Ils regardent Etienne, Daniel, Bouly et Simon non comme des personnages mais comme des camarades, des amis dont ils seraient solidaires, riant de concert avec eux. C’est ce qui confère à ce film son ton chaleureux, c’est ce qui fait que l’on rit aux éclats tout en étant complices, c’est ce qui fait que l’on est indulgent avec Etienne, dont les incartades commentées en voix off mesurent l’écart entre la vie et les rêves, entre la réalité et l’image que l’on s’en fait. Ces personnages, on les aime comme ils sont, humains et hâbleurs, un peu lâches et râleurs, on ne voudrait pas qu’ils se corrigent, ce qui est une bonne définition de l’amitié – laquelle est ici figurée par des parties de tennis régulières entre les quatre quarantenaires. Leurs rêves ne sont peut-être pas grands, mais ce sont des rêves à la mesure de la vie d’hommes de la France des années 1970 – une autre époque. Rochefort, Brasseur, Bedos, Lanoux sont formidables, devenant à jamais inséparables de leur rôle. Le film décrit avec une touche légère des situations qui ne le sont pas toujours. La musique de Vladimir Cosma en rend compte par l’usage d’un piano doux. On y trouve cette belle idée d’une montée de gamme percée de cris de mouettes et de bruits de vagues matérialisant dans l’univers sonore le vent de l’aventure qu’Etienne imagine souffler sur sa vie. La mise en scène d’Yves Robert s’appuie sur un découpage sûr et net, où les transitions sont rares, ce qui donne à la narration une vivacité jamais prise en défaut.

Il est difficile de résister à un film où la voix off nous susurre à l’oreille « c’était le début de mon ascension » au moment où Etienne saute d’un balcon en robe de chambre rouge et noire sur une bâche de pompiers. Une bonne part du comique du film provient ainsi du contrepoint de la voix off, dont les mots grandiloquents, toujours bien trouvés par Dabadie, sont contredits par les images. C’est alors qu’il passe une nuit assis sur une chaise à l’aéroport de Bruxelles qu’Etienne sent souffler « le vent fou de l’aventure« . « Une suite effrénée de moments exaltants » illustre un tour de manège, tandis qu’un « rendez-vous grisant » figure la légende d’une visite austère de l’Arc de Triomphe. Lucien, cet étudiant qui poursuit Marthe (Danièle Delorme) de ses assiduités, n’en pense pas moins : « Vous m’aurez fait vibrer » lui lance-t-il, bien qu’il n’y ait jamais eu la moindre romance entre eux. Cette voix off qui possède une sonorité profonde, où la délectation de la diction répond à l’ironie du ton, est reconnaissable entre mille : c’est la voix de Jean Rochefort, érigeant au rang d’art le stoïcisme badin. Une suite vit le jour : Nous irons tous au paradis avec la même équipe d’inséparables.

Strum

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11 commentaires pour Un éléphant ça trompe énormément d’Yves Robert : vent fou de l’aventure et stoïcisme badin

  1. modrone dit :

    « qui érigea au rang d’art le stoïcisme badin. »
    Belle expression qui illustre bien le comédien et qu’Yves Robert, très finaud, a bien mise en valeur.

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  2. Ronnie dit :

    ‘Le genre d’homme qui vous faisait le baisemain’. J’aime bien celle-ci aussi 🙂
    Joli hommage Strum ..

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  3. Strum dit :

    Merci, effectivement, Rochefort était plutôt du genre baisemain et promenade à cheval.

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  4. Pascale dit :

    Un film charmant dont il est difficile de se lasser. On a beau le connaître par cœur, les visions sont toujours irrésistibles. La voix de Jean Rochefort en effet et ses commentaires en décalage total avec la réalité. Impossible de ne pas l’aimer alors que tout ce qu’il fait pourrait être détestable.
    Et puis c’est drôle de voir ce cavalier chevronné se faire désarçonner.
    Par contre, je te trouve un peu dur… à part Victor Lanoux, je ne vois aucune quarantaine bedonnante dans ce film.

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  5. princecranoir dit :

    Je reconnais avoir longtemps porté un regard très distant vis à vis de l’oeuvre d’Yves Robert, y compris sur son diptyque éléphantesque.
    Le film est aujourd’hui brossé dans le sens de la nostalgie, mettant en avant son caractere generationnel et sa forme de buddy movie sympatoche. Ce qu’il est assurement, mais j’ai tout de même du mal à l’aligner avec Sautet.

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  7. Marcorèle dit :

    L’une des meilleures comédies françaises jamais réalisée.

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