Certaines femmes de Kelly Reichardt : femmes seules

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Dans la première scène de Certaines femmes (2016) de Kelly Reichardt, une femme et un homme se rhabillent chacun à un bout de l’écran. Un mur les sépare ; déjà, ils ne sont plus ensemble. Par la suite, l’utilisation du champ-contrechamp dans les dialogues avec un angle opposé parfois proche du 180° ne cessera de nous donner l’impression que les héroïnes de ce film sont seules, absolument seules. Film sur la solitude donc, cette solitude que l’on doit ressentir quand on vit dans le Montana à Livingstone, ville de 7000 âmes placée au milieu d’un cirque désert cerné par les Montagnes Rocheuses. Ici, où les nomades d’antan se sont sédentarisés (Reichardt a d’ailleurs déjà tourné un western : La Dernière piste en 2011), le quotidien est dur et les grands espaces des westerns font figure de prison.

C’est là que Kelly Reichardt filme trois histoires qui ont entre elles non un lien narratif (encore que l’on aperçoive ici et là un personnage d’un récit resurgir dans un autre), mais un lien thématique car il s’agit de portraits de femmes seules. Il y a d’abord l’histoire de Laura Welles (Laura Dern), avocate harcelée par Fuller, un client victime d’un accident de travail privé de son droit à indemnisation ; elle ne sait pas dire « non » et voudrait tout à la fois l’aider et s’en débarrasser. Il y a ensuite l’histoire de Gina Lewis (Michelle Williams), femme d’un mari nonchalant qui la trompe et mère d’une adolescente égoïste ; elle vit sous une grande tente dans une clairière de forêt en attendant que son mari lui construise la maison promise. Il y a enfin l’histoire de Jamie (Lily Gladstone), palefrenière qui vit seule dans un ranch ; elle tombe amoureuse de Beth (Kristen Stewart), jeune avocate qui fait huit heures de voiture aller-retour pour donner des cours de droit.

C’est un film privé de musique jusqu’à l’ultime scène, où peu de choses passent par les dialogues, où tous les thèmes sont portés par le récit et doivent être devinés par les spectateurs, car ce sont des récits partiels, des morceaux de vie que l’on voit et les pensées des héroïnes nous demeurent cachées. Parfois, un plan semble plus que les autres résumer ce monde de solitude : Gina faisant signe en souriant à un vieil homme seul qui ne lui rend pas son salut (deux solitudes se faisant face) ; Gina encore regardant songeuse un tas de pierre en se demandant quand il deviendra maison et s’il valait la peine de le prendre au vieil homme ; Laura regardant l’homme qu’elle a livré à la police et le regrettant aussitôt ; Jamie qui conduit jusqu’au bout de la nuit en recherchant la femme qu’elle aime.

On ressent beaucoup d’empathie pour ces femmes seules et courageuses qui sont le sel de cette terre pauvre, aride et enneigée, qui font vivre les autres en silence, sans demander leur reste, après avoir perdu, on l’imagine, toutes leurs illusions. A leur manière, ce sont des femmes fortes (plus fortes que les hommes), mais parce qu’elle sont sédentaires, parce qu’il n’y a plus pour elles cet horizon d’une terre promise et meilleure (même la maternité n’est pas ici promesse) qui rendaient joyeuses les pionnières du Convoi de Femmes de William Wellman, elles ne peuvent compter que sur leurs propres forces et n’attendent aucun miracle. De même, Kelly Reichardt ne compte que sur son art du récit, que sur ses ressources de cinéaste qui écrit et monte également ses films. Elle place dans chaque récit une morale que la narration posée mais fort bien agencée nous invite à déceler : grâce à l’intelligence narrative dont elle fait preuve, et sans jamais accélérer son récit ni lui donner aucun lyrisme de surface (on le voit bien avec cet usage d’une lumière presqu’exclusivement naturelle), elle nous fait réaliser combien sont méritantes ces femmes luttant contre les paysages et une vie difficile où les promesses sont restées lettres mortes. Beau film.

Strum

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12 commentaires pour Certaines femmes de Kelly Reichardt : femmes seules

  1. 100tinelle dit :

    J’avais déjà envie de voir ce film, et ta critique m’y incite d’autant plus. Hélas, toujours pas de date de sortie de prévue, je croise les doigts car je pense que ce genre de film gagne vraiment à se voir sur un grand écran.

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  2. dasola dit :

    Bonjour Strum, je viens de mettre ton billet en lien sur le mien. J’aime la manière dont Kelly Reichardt raconte ces histoires. Elle sait filmer les regards. Bonne après-midi.

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    • Strum dit :

      Bonjour Dasola, curieusement ton commentaire avait été mis en attente par WordPress et vient seulement d’être publié. Moi aussi j’ai bien aimé la manière dont les histoires étaient racontées et j’ai bien l’intention de voir d’autres films de Kelly Reichardt. J’ai vu pour le lien et je t’en remercie. Bonne journée.

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  3. Beruthiel dit :

    En ce qui me concerne, j’ai aimé l’atmosphère du film et surtout l’histoire de la palefrenière, qui est la plus émouvante. Les deux autres récits m’ont laissée plus perplexe…
    Je n’ai pas la même vision que toi du personnage de Gina, qui m’a paru plus dure que forte : elle cherche à obtenir ce qu’elle veut sans trop se soucier des sentiments des autres. Ainsi, elle reproche à son mari de ne pas l’avoir aidée à convaincre le vieil homme de céder les pierres, alors qu’il lui a seulement laissé la possibilité de refuser (on sent bien que cela est douloureux pour cet homme).

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    • Strum dit :

      Bonjour Beruthiel. Gina survient aux besoins du ménage alors que son mari qui ne travaille pas la trompe (c’est lui l’homme qui couche avec Laura dans la première histoire) et que sa fille lui est hostile. Quant à la discussion avec le vieil homme, le mari est surtout maladroit. Bref, Gina n’est pas parfaite, mais elle a du mérite. Le dernier plan où elle fixe le tas de pierre laisse penser en outre que son mari n’a pas commencé à se mettre au travail et qu’elle se demande si tout cela en valait la peine – peut-être pense-t-elle alors au vieil homme. Tu n’as pas aimé la première histoire ? Je l’ai trouvée exemplaire.

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      • Beruthiel dit :

        Je ne défends pas le mari et la fille et je comprends que Gina se sente isolée et peu soutenue au sein même de sa famille, mais cette histoire de pierres me l’a rendu peu sympathique.
        J’ai aussi apprécié l’histoire de Laura mais je crois que globalement j’étais un peu déroutée car je m’attendais à ce qu’il y ait davantage de liens concrets entre les histoires, alors que les rapprochements sont essentiellement thématiques (la solitude, le rapport entre le passé mythique et la modernité…). Je ne savais pas qu’il s’agissait de l’adaptation de trois nouvelles sans lien direct entre elles. D’autre part, comme la réalisatrice laisse le spectateur très libre de son interprétation, j’ai eu l’impression que c’était peut-être un peu trop subtil pour moi et que j’avais dû passer à côté de pas mal de choses…
        Ceci dit, même si c’est encore tôt pour le savoir, je pense que c’est un film qui vieillira bien dans mon souvenir.

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        • Strum dit :

          Tout à fait, contrairement au tout venant du cinéma hollywoodien où des films aux personnages sommairement écrits nous dictent quoi penser avec force effets de mise en scène, ce film laisse au spectateur une certaine liberté d’interprétation. C’est justement ce que j’ai apprécié et qui fait qu’il est logique que nous ayons chacun notre propre avis sur les personnages.

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  4. princecranoir dit :

    Grand admirateur du travail de Kelly Reichardt, j’avais bien l’intention de le voir sur mes congés mais, hélas ! aucune programmation du film dans les quinze jours qui suivent la sortie. Il ne doit pas y avoir beaucoup de copie de ce film en circulation, ce que je déplore amèrement.
    Je reviendrai donc lire en détail ton avis (qui m’a l’air plutôt favorable en plus) lorsque j’aurais pu ajouter ce titre à ma collection.

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