Le Septième sceau d’Ingmar Bergman : visions de l’artiste

7e sceau

La Mort et un chevalier de retour des croisades jouent aux échecs sur une plage de fin du monde. « Tu as les noirs » dit Antonius Block (Max von Sydow au casque de cheveux blonds) ; « c’est ma couleur », répond la Mort. Le sursis que réclame le chevalier n’est pas un acte de révolte face au destin commun, mais une soif de connaissance. Croire en Dieu ne lui suffit plus, il refuse de mourir sans savoir ce qui l’attend. La Mort elle-même ne peut répondre à ses questions, elle ne sait que ce qui la concerne, pas ce qui est au-delà de son seuil. L’idée de La Mort signalant à un chevalier que son temps est compté n’est pas nouvelle. Dürer en fit en 1513 une gravure mélancolique (Le Chevalier, la Mort et le Diable), quoique ce soit le peintre suédois Albertus Pictor qui inspira à Ingmar Bergman sa partie d’échecs. Cependant, il en donne dans Le Septième Sceau (1957) une représentation d’une telle force expressive, comme une enluminure du moyen-âge, que cette image de Max von Sydow jouant aux échecs avec la mort est passée à la postérité, au même titre qu’Hamlet repoussant la tentation du suicide un crâne dans une main.

Ce n’est pas seulement à des fins picturales que Bergman raconte le retour d’Antonius Block dans une Suède ravagée par la peste où la population effrayée croit vivre les prémisses du Jugement Dernier (le titre du film est tiré de l’Apocalypse de Saint Jean). C’est pour représenter, dans un cadre temporel éloigné de lui afin de mieux la cerner, la division qui s’est installée dans son âme. Toujours marqué par le milieu religieux dans lequel il a été élevé (dont Fanny et Alexandre donne une idée), il commence progressivement à se défaire de l’idée de Dieu. Mais elle est encore là, se défendant pied à pied. C’est pourquoi Bergman a mis une partie de lui-même à la fois dans Antonius Block, qui veut par tous les moyens savoir si Dieu existe, y compris en interrogeant la Mort et le diable, et dans son écuyer Jöns (Gunnar Björnstrand), athée autoproclamé qui raille l’illusion d’un dieu. En apparence, le film met en scène une lutte entre Block et la Mort. Mais ce combat-là est inégal et perdu d’avance : la lutte sous-jacente et véritable est entre Block le croyant dont la foi vacille et Jöns l’athée qui ne peut souffrir cette église qui l’envoya aux croisades et entretient les peurs par les fresques macabres des lieux de culte.

Pourtant, ce n’est ni dans l’un ni dans l’autre que Bergman place son espérance, mais dans des comédiens de théâtre insouciants : Jof (Nils Poppe) et Mia (Bibi Andersson). Ils apportent sa part de joie à ce film hanté par la peur de la mort, où l’éclairage expressionniste de Gunnar Fischer convoque des éclats de ténèbres. Candides, Jof et Mia ont le visage qui rit. Ils mangent ces « fraises sauvages » qui annoncent le prochain film de Bergman. Les accompagne leur fils Mikael aux boucles d’or. Ils ont leur roulotte qui fait route vers la joie au milieu d’un pays dévoré par la peste – pire : par la peur de la peste, qui corrompt les âmes avant de putréfier les corps. Jof au coeur pur, auquel la Vierge Marie est apparue, est le seul à pouvoir voir la Mort (Block aussi, mais c’est parce que son temps est venu). Il a des visions car c’est un artiste et pour Bergman l’artiste est un élu. Ce sont ces visions qui le sauveront de la peste la nuit quand il verra la Mort jouer aux échecs. L’autre part du film qui échappe à l’ombre de la mort, ce sont les marivaudages du compère de Jof avec la femme du forgeron, intrusion de la trivialité dans le conte moyen-âgeux. C’est sans doute la partie du film la moins réussie, la plus contaminée par le théâtre, car les acteurs grimacent un peu leur rôle et les marivaudages n’ont qu’eux seuls à offrir même s’ils forment un contrepoint ludique au hiératisme de l’ensemble.

Vingt-cinq ans avant Fanny et Alexandre (1982), Bergman affirmait déjà que seul l’art pouvait le sauver. Il confiait déjà sa vie à des forains. Il vilipendait déjà les pharisiens et les hypocrites qui sous couvert d’église condamnent les artistes et les sorcières, boucs émissaires endossant leur peur de la mort. A l’instar de Jof, c’est par des visions d’artiste qu’il se libérait de ses angoisses, et de telles visions, le film en contient pléthore : vision de la farandole de la mort, d’une plage de fin des temps, d’une roulotte enchantée par le rire et la blondeur de blé de Bibi Andersson. Mais avant la réconciliation de son « âme divisée » dans Fanny et Alexandre, que de souffrances infligées à ses personnages il devait encore mettre en scène pour les vingt-cinq années à venir. Le Septième Sceau n’était qu’une étape de son propre chemin de croix. La Source (1960) montrerait davantage encore la confusion de son âme (sans la force expressive et la sérénité finale du Septième Sceau), avant qu’il ne mette vraiment Dieu à mort dans A travers le miroir (1961) et Les Communiants (1963).

Strum

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14 commentaires pour Le Septième sceau d’Ingmar Bergman : visions de l’artiste

  1. J.R. dit :

    J’aime beaucoup le cachet extérieur du film; lorsque je l’ai découvert adolescent j’imaginais qu’il était grave et très profond. J’étais fasciné de ne pouvoir le pénétrer, mais j’avoue être un peu moins retourné aujourd’hui. Le film a quelque chose d’un peu ridicule et de très beau à la fois. Cela-dit Fanny et Alexandre, aussi, m’a complètement emballé dans sa première partie, puis – à partir de la l’évasion fumiste des enfants – m’a semblé s’achever en eau de boudin – comme on disait autrefois… J’aime bien Bergman, mais je peux très bien me passer de le regarder. Son film La Source, un peu raté à mes yeux, démontre qu’il est le prototype de l’intellectuel qui n’a aucun sens terrien, ce film est exsangue, c’est presque trop caricatural pour être vrai… je dois sûrement me tromper!

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    • Strum dit :

      Bergman n’aimait lui-même pas La Source qu’il trouvait faux et insincère. Mais il gardait une tendresse particulière pour Le Septième Sceau, son chevalier à la foi vacillante, ses comédiens candides, sa peur si visible de la mort, et ses images de fin du monde. Il avait raison. Le film, que je redécouvrais après l’avoir vu adolescent, conserve des images d’une grande force malgré ses scènes de marivaudages un peu lourdes. Très beau la plupart du temps, un peu ridicule par instant, d’une certaine façon oui. Fanny et Alexandre, un chef-d’oeuvre, est le seul de ses films que j’aime sans réserves.

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  2. Marcorèle dit :

    J’aime beaucoup ce film.

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  3. Pascale dit :

    Je suis à 400 kms de la cinémathèque… Je tourne et retourne régulièrement le DVD dans mes mains… j’y arrive pas. Je n’ai vu que quelques films de Bergman. Shame on me.
    J’adore ta phrase : l’église entretient la peur et la haine que je traduis par la (LES) religion. Bravo.

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    • Strum dit :

      Je n’aime pas tout chez Bergman mais celui-ci, avec son côté enluminure du moyen-âge, contient de grands moments. Mais c’est un cinéaste pour lequel, moi aussi, j’hésite parfois à prendre le DVD, quoique je pense en voir d’autres bientôt.

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  4. J.R. dit :

    « J’adore ta phrase : l’église entretient la peur et la haine que je traduis par la (LES) religion. Bravo. »
    C’est pour moi justement ce qui m’ennuie un peu dans ce film et dans Fanny et Alexandre, également. Un film qui dénonce l’autoritarisme du patriarcat (décidément à la mode) et la verticalité de la foi. Alors que libéraux et les athées ne cessent, eux, de jouer sur la peur et la haine de ceux qu’ils accusent de faire de même. C’est finalement le travers de toutes les idéologies.

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    • Strum dit :

      Vu l’enfance qu’il a passé avec un père pasteur qui terrorisait ses enfants tout en prêchant en parallèle la joie dans son église (contradiction qu’il ne pouvait ni supporter ni comprendre), je pense qu’on ne peut pas lui en vouloir de ce point de vue.

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      • J.R. dit :

        Oui, c’est très juste, ce manque de « nourriture affective » se ressent dans ses films, c’est peut-être d’ailleurs la principale raison de ce manque de sens terrien que j’évoquais. J’ai été un peu sévère avec Fanny et Alexandre, ça reste quand même l’un des meilleurs films des années 80, un film impressionnant – dans ses deux versions… même si je suis pas en symbiose avec son propos. Les doutes « métaphysiques » de Bergman sont aujourd’hui autant le lot des agnostiques que des croyants.

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      • Pascale dit :

        Les contradictions des donneurs de leçons m’exaspèrent au plus haut point. Les religions en sont un exemple implacable.

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  5. princecranoir dit :

    Je n’ai pas revu ce film depuis bien trop longtemps mais ce côté « enluminure » médiévale que tu évoques plus haut est toujours prégnant dans mon souvenir.

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  6. Ping : Promenade avec l’amour et la mort de John Huston : sens d’un récit du moyen-âge | Newstrum – Notes sur le cinéma

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