A Serious Man : le conte métaphysique des frères Coen

A Serious Man : Photo Ethan Coen, Joel Coen, Michael Stuhlbarg

A Serious Man (2009) est une variation autour du Livre de Job (tous les malheurs du monde s’abattent sur un homme bon) qui révèle un peu plus au grand jour le thème souterrain qui coule sous tous les films des frères Coen : celui d’un monde apparemment absurde où le sens de nos actes fait débat, où l’on ne sait pas s’il y a une corrélation morale entre nos actes et les bonheurs ou les malheurs que l’on reçoit de la vie. C’est un thème universel, de même que le Livre de Job raconte une histoire universelle qui peut être comprise par tous.

L’intérêt de A Serious Man est double : d’abord, le plaisir de voir un film intelligent et bien fait, où plusieurs montages parallèles éblouissent par leur virtuosité discrète. Ensuite, celui de nous permettre de comprendre que presque tous les films des Coen sont des paraboles sur l’homme. Ils nous livrent celle d’A Serious Man avec beaucoup de sincérité (que masque leur pudeur) en puisant dans leurs souvenirs de jeunesse de juifs du Midwest américain.

Le film s’ouvre précisément sur un prologue en forme de parabole, un bref récit qui semble sorti des contes yiddish d’Isaac Bashevis Singer (Lublin et Lvov sont explicitement cités dans le dialogue, et l’on se croit un instant dans Le Magicien de Lublin, l’un des plus beaux livres de Singer). Comme pour toute parabole, biblique ou non, juive ou non, se pose la question de son interprétation. Car si la main écrivant, la langue récitant, ou la caméra filmant pourraient être guidées par un Esprit ou un Dieu selon la tradition, l’écrivain, le récitant et le cinéaste sont de simples hommes, tout comme les lecteurs, les auditeurs et les spectateurs, qui n’ont dès lors pas accès à la vérité peut-être révélée par la parabole. Tout ce qu’ils peuvent faire est d’essayer d’interpréter le récit selon leur coeur et leur intelligence, et chacun y puisera sans doute un sens différent. Voici comment je comprends cette parabole ouvrant A Serious Man : nous sommes en Pologne, dans un village juif (un shetl) avant la Shoah. La nuit, la charrette d’un homme verse dans un fossé. Il est seul, loin de tout, dans le froid. Puis survient un miracle : un homme se présente, un vieux rabbin qui surgit mystérieusement de la nuit pour l’aider à remettre sa charrette debout. C’est un miracle parce qu’il reçoit une aide soudaine et inattendue, parce que celui qui vient l’aider est un rabbin célébré pour sa sagesse, et, comme le prétend ensuite sa femme, parce que ce rabbin est (peut-être, ce n’est pas tranché) déjà mort depuis trois ans. Les bienfaits, comme les malheurs de job, doivent être « acceptés avec simplicité ». Or, la femme de cet homme ne comprend pas qu’il s’agit d’un miracle et n’accepte pas ce bienfait. Elle croit que le rabbin revient du pays des morts. Le prenant pour un dibbouk (un démon), elle le poignarde à mort alors que son mari l’avait invité à partager leur souper. Le rabbin poignardé sort de chez eux mourant. L’obscurité se fait ; fin de la parabole. Ce court prologue concentre toutes les caractéristiques des longs métrages des Coen : une histoire quasi-absurde, l’humour noir, le vertige existentiel, les éclairs imprévus de violence, la mort, la sensation de ne pas bien savoir s’il faut rire ou avoir peur. Les films des Coen sont pareils à des paraboles dites par des rabbins de cinéma.

De l’obscurité dans laquelle nous a enfermé la parabole ouvrant le film, nous ressortons après une traversée d’un étrange cercle de lumière, par l’oreille d’un juif de Minneapolis en 1967, comme si la caméra avait voyagé dans le temps et l’espace, comme si le conte du shetl et le récit de 1967 formaient un tout. Alors commence le récit (traditionnel) des malheurs qui s’abattent sur Larry Gopnik, énième avatar de Job : un étudiant cherche à le corrompre en lui remettant une enveloppe pleine d’argent, sa femme veut le quitter, il pourrait ne pas devenir professeur titulaire, ses enfants ne s’intéressent qu’à eux, son frère est arrêté par la police pour sodomie, etc. Le film est pour Larry une litanie de petites humiliations, auxquelles il répond souvent par cette phrase clef des variations sur Job et du thème du caractère incompréhensible du malheur: « I haven’t done anything », « je n’ai rien fait ». Comme les héros de Kafka, Larry n’a rien fait de mal, il est innocent, il ne mérite pas ce qui lui arrive et il essaie de comprendre. He is « a serious man » (un vrai, pas ce faux « serious man » qu’est Sy Silberman), c’est-à-dire un homme honnête et sérieux, un Mensch. Dans « Job, histoire d’un homme simple » (roman de 1930 traduit en français sous le titre trompeur du « Poids de la grâce »), le grand écrivain autrichien Joseph Roth insistait sur le caractère simple de son héros, Mendel Singer. Mais Mendel était très pieux, ce qui n’est pas le cas de Larry. Dans son sens anglais archaïque, « serious » voulait d’ailleurs dire « pieux », comme l’était Job. Larry n’est pas pieux, même s’il a conservé le caractère simple du Job de la tradition. Il se préoccupe manifestement peu de Dieu, et trouve peut-être pesante la tradition juive qu’il ne comprend guère (il lui préfère la rationalité des mathématiques, et l’absence de logique apparente du monde le prend donc totalement au dépourvu), contrairement à sa femme qui veut divorcer religieusement (en passant, conformément à la tradition des contes yiddish souvent sévère avec les femmes, le film montre la femme de Larry sous un jour assez défavorable).

Comme chez Joseph Roth, et nombre de contes yiddish, Larry va voir un rabbin (et même deux) pour y voir plus clair. Le second rabbin parle par voie de parabole (une parabole au sein de la parabole que constitue le film) en racontant l’histoire d’un dentiste découvrant un message inscrit sur les dents d’un patient (« sauve-moi »). Est-ce un message de Dieu ? Doit-il aider les autres ? Là encore, les Coen ne livrent aucune réponse, car le rabbin, qu’ils brocardent certainement un peu, ne donne aucune conclusion claire à cette parabole. Il faut simplement continuer à vivre. Peu à peu, parce que la faculté d’oublier est aussi un don, le dentiste oubliera ce « message » et retournera vivre sa vie, tranquille. Chacun en tirera l’enseignement qu’il veut. Larry, lui, n’en retirera que cauchemars et incertitudes. A ce point du film, l’art du récit des Coen entremêle avec une intelligence agile, la vie de Larry qui est une succession de désastres, ses rêves (livrés sans introduction, ce qui fait qu’il est au début impossible de les distinguer de la réalité), son accident de voiture et celui de l’amant de sa femme montés parallèlement, la vie de son fils à l’école toute entière dédiée à la marijuana, et nous fait sentir l’intensité progressive de ses malheurs. Une telle virtuosité narrative n’est-elle pas vaine quand elle ne débouche pas sur une conclusion claire, quand la question posée demeure sans réponse ? En réalité, c’est l’inverse.

D’abord, le croire serait sous-estimer l’importance au cinéma de la narration et de l’invention du conteur. Surtout, A Serious Man, malgré les apparences, ne finit pas dans un monde vide de sens, mais semble dire qu’être un Mensch, un homme bon, est la seule façon de répondre aux incertitudes du monde et de la vie. Peut-être parce qu’ici les Coen ne jalonnent pas leur récit de ces explosions de violence effrayantes qui leur sont coutumières et qui sont pour eux autant de masques cachant la sincérité avec laquelle ils font du cinéma, peut-être aussi parce que les rattachent au monde de Larry des souvenirs d’enfance, ils ne veulent pas croire que ce monde-là est complètement dénué de sens. Que l’on en juge par la dernière décision de Larry à propos de l’étudiant coréen à la fin du film. Dans toutes les variations entreprises sur le mythe de Job au cours des âges, la fin de l’histoire diverge et donne le ton. Dans la Bible, la fin est connue : Job, malgré les objurgations de sa femme et de ses amis, le conjurant de maudire Dieu qui ne récompense pas un fidèle serviteur, reste pieux et loyal et choisit de ne pas questionner les raisons de son malheur. Attitude récompensée mais surhumaine, qui ne peut être celui d’un Job moderne comme Larry, qui n’est pas pieux et ne croit peut-être même pas en Dieu (comme les Coen). Chez Roth, Mendel Singer finit par maudire Dieu pour sa cruauté et c’est alors qu’intervient contre toute attente un miracle dans la vie misérable de Mendel (pour ceux que cela intéresse lisez Roth : Joseph, pas Philip). Dans A Serious Man, Larry voit soudain coup sur coup trois bonheurs arriver : son fils, alors qu’il est complètement drogué, passe sans encombre sa Bar Mitzvah. Sa femme si distante jusque là, semble se rapprocher de lui. Sa demande de titularisation parait être accueillie favorablement. Cette chute apparemment heureuse, traditionnelle pour une variation sur Job, marque-t-elle la fin de l’histoire ? Non : c’est alors, que l’on réalise que parmi tous les maux qui ont accablé Larry, et qu’il est censé devoir accepter sans broncher, se cachait un dilemme moral, un seul : l’étudiant ayant raté un partiel et essayant de corrompre Larry avec de l’argent. Soit la première catastrophe du récit. Tout ce qui arrive à Larry ensuite et parallèlement appartient à l’ordre du malheur que l’on reçoit sans pouvoir rien faire, sans le mériter. Sauf cela : l’étudiant tentant d’acheter son professeur tout en essayant de le cacher à celui-ci. Au final, Larry finit par choisir, par trancher ce dilemne tapi sous la proposition indirecte de l’étudiant. Et là, stupeur, il en découle un évènement, immédiat, que le film par son montage montre comme une conséquence directe du choix de Larry : une seconde après que Larry ait fait ce choix (changer ou non la note de l’étudiant), son téléphone sonne et Larry apprend une nouvelle qui va manifestement changer sa vie.

Finesse de l’écriture : qui dans un renversement de situation auquel on ne peut s’attendre et après avoir tout le film durant fait mine de croire qu’il n’y avait pas de sens en ce monde, pas de corrélation entre les actes et le bonheur ou le malheur, nous informe que si, il pourrait bel et bien y avoir une corrélation, comme si les actions de Larry avaient une conséquence immédiate, presque magique. In fine, le monde, malgré le caractère désespérant de certaines existences, ferait sens, et ce sens nous pourrions le lui donner, puisque nos actes emportent bel et bien des conséquences, immédiates et visibles, aux liens souterrainement invisibles. Il y aurait donc une lumière parfois, dans l’obscurité, comme l’anneau lumineux du début liant le prologue et le film nous le disait sans que l’on s’en aperçoive. Mais aussi : obscurité de la vie, qui nous livre mille petits faits, mille petits soucis, sans nous dire lequel porte en lui un dilemme moral, sans nous désigner lequel teste notre vigilance et lequel doit simplement être « accepté avec simplicité » ! Difficulté de l’interprétation d’une parabole : qui est toute d’hypothèses et d’humilité, source de milles interrogation qui rejaillissent en autant de gerbes de narration (souvent tristement drôles) dans la grande tradition des contes yiddish dont les Coen sont des héritiers américains. On le voit, il y a beaucoup à dire de ce film.

Par hypothèse, l’interprétation d’une parabole est sans fin, changeante selon le moment et les personnes, sans cesse renouvelée, qu’elle prenne la forme d’une interrogation, d’un commentaire ou d’une adaptation, et ce parce qu’il n’y a pas de vérité totalement accessible à nous. « Accepte le mystère » dit le père de l’étudiant du film, à propos de l’enveloppe; mais cela s’applique aussi à la vie (une enveloppe nous a-t-elle été remise, à nous ?). « La vie signifie libre arbitre et la liberté est un grand mystère. Si on connaissait la vérité, comment pourrait-il y avoir liberté de choix ? », écrit Singer dans sa nouvelle La Joie. Savoir ce qu’il faut accepter de la vie, savoir ce qu’il faut en rejeter, être un Mensch, un homme bien (a « serious man »), dans un monde d’apparence absurde, autant de questions qui sont centrales dans l’oeuvre des Coen et qui se posent aussi à nous. A Serious Man est peut-être le film clé de leur filmographique.

Strum

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10 commentaires pour A Serious Man : le conte métaphysique des frères Coen

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  5. J.R. dit :

    Sur ta recommandation j’ai découvert ce film aujourd’hui. J’ai beaucoup aimé le liminaire, puis ensuite on retrouve le faux rythme et l’absence de temps forts et de temps faibles, que de certaines de leurs productions comme celle sur le chanteur folk, qui est aussi une sorte de parabole dirons-nous. Je trouve personnellement que le film se regarde avec beaucoup de plaisir, mais que s’il n’y avait pas à la fin, cet enchaînement que tu soulignés fort justement du changement de note et de l’appel téléphonique, qui semble grave, le film ne m’aurait pas vraiment emballé. Mais il y a ce « détail » qui rend la parabole plus mystérieuse, moins à sens unique. Un bon cru des Frères Coen, pour moi, qui ne suit pas du tout un inconditionnel.

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    • Strum dit :

      Je vois ce que tu veux dire quand tu parles de faux rythme, mais cela va bien avec le sujet du film qui montre qu’il est si difficile de démêler l’important du reste dans le cours de la vie. La fin remet en effet en question le reste ou l’éclaire d’une autre manière rétrospectivement.

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  6. J.R. dit :

    Tu dis quelque chose de profond en effet : si on ne connaît pas la vérité on doit faire des choix… Et ce n’est pas sans conséquence car cela engage notre conscience et notre moralité. Ne plus chercher à être juste par intérêt mais par sincérité. La dimension tragique de toute vie en résumé. Cela porte à mon sens, le film à un niveau élevé, car il touche à la conscience de l’homme, et c’est ce qui sépare les films bien faits, des films justes et poétique.

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    • Strum dit :

      Oui, c’est ce qu’il me semble et je suis heureux que tu aies trouvé de l’intérêt au film de ce point de vue.

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      • J.R. dit :

        Je dirais même que nous ne devons pas assumer les conséquences de nos choix, mais de nos actes… Connaissant ton métier tu es bien placé pour savoir qu’il y a une différence entre nos choix et nos actes… La chair est faible. En tout cas c’est sa dimension morale qui fait l’intérêt de ce film, très bien interprété par ailleurs.

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