La Folle Ingénue (Cluny Brown) : le fol esprit des films d’Ernst Lubitsch

Afficher l'image d'origine

« Wit : an ability to say or write things that are clever and usually funny », selon la définition du Merriam-Webster. Le mot allemand est proche : witz.  De même que le mot yiddish (langue d’Europe centrale et donc proche de l’allemand) : vitz. Qu’est-ce que le vitz selon Ernst Lubitsch et pourquoi ces définitions en guise d’introduction ? Parce que le charme des comédies de Lubitsch est un des mystères du cinéma : il est indicible, si difficile à expliquer qu’on a souvent recours pour en parler à une métaphore usée : les films de Lubitsch pétilleraient « comme des bulles de champagne« .

Tâchons cependant de proposer une définition de l’esprit des grandes comédies de Lubitsch (Sérénade à trois, Haute Pègre, The Shop around the corner, Cluny Brown, To be or not to be, Le Ciel peut attendre, La Huitième femme de barbe bleue, Ange, etc.) : c’est une ironie qui se moque de l’autorité et des normes ; qui fait rire des situations les plus scabreuses et les plus embarrassantes par des sous-entendus se jouant du Code Hays ; sans jamais cacher le fond de l’affaire, l’envers du décor, ni les conséquences parfois redoutables du rire (d’où la mélancolie sous-jacente) ; dont l’inspiration est si féconde que lorsque commence une scène de dialogues, on ne sait jamais où Lubitsch va nous emmener. En somme, Lubitsch était un cinéaste qui faisait rire, beaucoup rire même, tout en rendant ses spectateurs philosophes (ce qui pourrait être une bonne définition de l’humour juif) ; il annonçait au moment de la montée du nazisme et pendant la deuxième guerre mondiale, les définitions du rire et de l’ironie que donnèrent plus tard, une fois l’apocalypse consommée, Hannah Arendt et Jankélévitch, comme une « menace pour l’autorité« , une arme de déstabilisation des normes, quelles qu’elles soient. Lubitsch savait de quoi il parlait, lui l’allemand juif déchu de sa nationalité, qui avait quitté l’Allemagne juste avant l’avènement des nazis pour devenir prince des comédies à Hollywood.

Dans La Folle Ingénue (1946) ou Cluny Brown (titre original), film tardif qui clôt son oeuvre (j’exclus La Dame au manteau d’hermine qu’il ne put terminer), Lubitsch résume cela par une formule irrésistible (à laquelle Peter Bogdanovitch rendit hommage dans son récent et plaisant Broadway Therapy) : « Some people like to feed nuts to the squirrels. But if it makes you happy to feed squirrels to the nuts, who am I to say « nuts to the squirrels? » C’est ainsi qu’en 1938 à Londres, Adam Belinski (élégant Charles Boyer), écrivain tchèque ayant fui le nazisme, aborde Cluny Brown (Jennifer Jones et son visage de porcelaine), jeune femme singulière aimant la plomberie, en particulier quand elle parvient à déboucher les canalisations. Activité des plus inhabituelles (dans laquelle on peut voir un sous-entendu salace). Ce qui signifie en d’autres termes que personne n’a le droit d’imposer à la fantasque Cluny Brown un modèle de comportement. Elle a le droit de « donner des écureuils aux noisettes » plutôt que l’inverse si cela lui chante et de s’adonner passionnément à la plomberie si cela la rend heureuse ou lui donne du plaisir – le sous-entendu lubitschien se précise. Cette entrée en la matière paraitra peut-être loufoque à ceux qui n’ont pas vu le film et pourtant cela fonctionne si bien qu’au bout de quelques minutes, comme devant tout Lubitsch qui se respecte, le spectateur conquis et hypnotisé par tant d’esprit regarde l’écran avec un sourire inexpugnable sur les lèvres. Car avec Lubitsch, on n’a guère le temps de s’interroger sur le caractère rationnel ou crédible de tout cela. Tout va trop vite, pour nous, comme pour les autres personnages du film qui ne possèdent pas l’esprit du maître et observent, incrédules, Charles Boyer débiter avec agilité ses aphorismes sur la vie, tout en dissimulant ses vrais sentiments pour la jolie Cluny Brown – tandis que la délicieuse Jennifer Jones joue les candides avec un art consommé.

En un tour de main du scénario, nous voilà maintenant dans la campagne anglaise. A l’instigation de son oncle, qui ne supporte pas son côté fantasque, Cluny a été engagée comme femme de chambre par des hobereaux anglais, qui la considèrent comme un être inférieur en raison de sa classe sociale et se trouvent au même moment, par une heureuse coïncidence, donner asile à Belinski. Au sein de la gent domestique de la maison, Cluny est au bas de l’échelle et il faut voir les regards outrés que lui lancent la gouvernante et le majordome de la maison (eux qui ont ressenti la « vocation » de servir depuis leur plus tendre enfance) lorsqu’ils la surprennent sortant de la chambre de Belinski. C’est donc une société anglaise totalement figée et hiérarchisée (bouchée comme l’évier du début) que nous montre le moqueur Lubitsch, une sorte de repoussoir de la société américaine à l’organisation plus horizontale. A ce titre, Cluny Brown (qui adapte le roman de Margery Sharp du même nom) est une hilarante mise en accusation de ces sociétés sclérosées et fondées sur des principes sociaux aussi inégalitaires qu’hypocrites que Lubitsch a toujours détestées. Chaque éclat de rire que provoque le film, et ils sont nombreux, semble ainsi renverser l’ordre ancien, jusqu’à ce sommet où Cluny, invitée à dîner par le pharmacien fort guindé du village, horrifie l’assistance en se mettant à quatre pattes pour réparer l’évier bouché de la cuisine (un de plus). Le film fourmille de ces trouvailles aussi spirituelles que provocatrices qui rendent uniques les films de Lubitsch (le hobereau anglais qui croit que Mein Kampf d’Hitler est un livre de sport, la mère du pharmacien qui ne s’exprime que par « hum, hum ! » même pour souffler la bougie de son gâteau d’anniversaire, Belinski qui parle de cas intéressant pour la psychanalyse chaque fois qu’il est embarrassé, etc.). Chez Lubitsch, les traits d’humour sont à la fois fins et vastes, englobant tous les possibles. Quant à la caméra, elle semble aimantée par les personnages comme si elle les regardait proférer leurs jeux de mots – le découpage se garde bien de les interrompre.

A la fin du film, les retrouvailles à la gare de ces deux êtres fantasques que sont Cluny et Belinski fait jubiler le spectateur – cette jubilation pure que l’on peut ressentir devant les meilleures comédies romantiques, même si l’on retrouve aussi dans Cluny Brown, par intermittence, un peu de la mélancolie du Ciel peut attendre (1943) ou celle teintée de Mitteleuropa de The Shop around the corner (1940), ces deux merveilles. A défaut de déboucher des éviers à l’avenir, Cluny l’ingénue débouchera l’horizon fermé de sa vie en quittant cette Angleterre à la tuyauterie rouillée. Entretemps, Lubitsch aura pulvérisé le cadre du récit d’apprentissage anglais, car pour Cluny il n’y avait rien à apprendre de cette société-là.

Strum

Cet article, publié dans cinéma, cinéma américain, critique de film, Lubitsch (Ernst), est tagué , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

12 commentaires pour La Folle Ingénue (Cluny Brown) : le fol esprit des films d’Ernst Lubitsch

  1. Cédric dit :

    Encore un film que je n’ai pas vu… Mais je tenais à te dire que la lecture de tes billets est toujours aussi agréable et instructive.

    J’aime

  2. 100tinelle dit :

    Bonjour Strum,

    En guise de préambule à mon commentaire, je ne peux que remercier Cinéphile doux de m’avoir initiée à la Lubitsch Touch avec le film Ninotchka (1939), lancé à l’époque par le slogan « Garbo rit », que nous avons visionné ensemble et qui restera de ce fait un de mes films préférés du réalisateur. Si jamais tu passes par ici, je te remercie encore pour ce bon moment partagé 🙂

    La Folle Ingénue (magnifique Jennifer Jones) est un film délicieux, tout comme The Shop around the corner, To be or not to be, Le Ciel peut attendre ou encore La Huitième femme de barbe bleue. Bizarrement, j’ai été moins transportée par Sérénade à trois, tant je lui ai trouvé des airs plus que mélancoliques, ou alors c’est moi qui ait été plus sensible à cet aspect-là, ce qui du coup m’a empêchée d’y retrouver sa touche habituelle.

    Quoi qu’il en soit, Lubitsch m’a totalement conquise et demeure une valeur sûre en ce qui me concerne. J’ai peu exploré ses films muets, mais j’ai eu l’occasion de voir La Princesse aux huîtres, qui est totalement irrévérencieux et très drôle à la fois.

    Vive Lubitsch ! Et toutes mes félicitations pour ce billet Strum 🙂

    J’aime

  3. Je suis passé par là. Merci Sentinelle, je suis touché. Mais tu aurais certainement découvert Lubitsch tôt ou tard. Quant à mes films préférés de Lubitsch, outre ceux cités, j’ai été également bouleversé par L’homme que j’ai tué (Broken Lullaby), mélodrame sublime.

    J’aime

  4. Ping : L’Impossible Monsieur Bébé de Howard Hawks : « I’ll be with you in a minute, Mr. Peabody!  | «Newstrum – Notes sur le cinéma

  5. Ping : Sérénade à trois d’Ernst Lubitsch : une femme, trois hommes, mais deux choix de vie | Newstrum – Notes sur le cinéma

  6. qeb dit :

    Merci beaucoup pour cette belle critique, qui me donne envie de voir ce film que je viens de découvrir !
    C’est avec un grand plaisir que je me promets de lire vos autres critiques, au fil de mon apprentissage cinéphile.

    Si je puis me permettre, vous écrivez : « Au sein de la gente domestique de la maison, Cluny est au bas de l’échelle ».
    Gent est un nom féminin, comme « dent » ; il faut donc écrire « la gent domestique » 🙂
    On peut écrire « gent » comme adjectif et le mettre au féminin, et écire par exemple « une gente demoiselle » pour évoquer une personne aimable / distinguée / agréable

    J’aime

  7. Ping : 100 films préférés | Newstrum – Notes sur le cinéma

  8. Ping : The Shop around the corner d’Ernst Lubitsch : comédie de masques | Newstrum – Notes sur le cinéma

Laisser un commentaire